Trumpisme ou wokisme : la science prise en tenaille

publié le 07/03/2025

Les scientifiques se mobilisent contre l’obscurantisme trumpien : heureuse nouvelle. Mais ils tendent à oublier d’autres censures idéologiques, de nature et de modalités différentes, mais aussi contestables.

PAR NATHALIE HEINICH

Des manifestants contre les coupes DOGE de Donald Trump et d'Elon Musk dans la recherche pour la santé, les sciences et l'éducation lors d'un rassemblement « Fund Don't Freeze » à Washington, le 19 février 2025. (Photo SAUL LOEB / AFP)

Le Monde du 5 mars a publié une tribune intitulée « Défendons les sciences contre les nouveaux obscurantismes ! », signée par nombre d’éminents scientifiques. Ils y fustigent à juste titre les « attaques contre la liberté académique », la « censure idéologique » et l’« offensive obscurantiste » de l’administration Trump depuis son arrivée au pouvoir et le coup d’arrêt mis aux programmes « DEI » (Diversity, Equity, Inclusion) dans les universités. Et ils invitent leurs collègues français à s’associer au mouvement « Stand Up for Science », destiné à soutenir les scientifiques américains.

Voilà qui est parfaitement légitime, et incite à signer séance tenante. Et pourtant… Les plumes des signataires auraient dû hésiter face à l’affirmation selon laquelle « la science est essentielle à une société démocratique, inclusive et éclairée », ou face à l’ambition déclarée de « réaffirmer le rôle fondamental des sciences comme moteur d’émancipation et de progrès social » : car la science n’est-elle pas essentielle avant tout au progrès des connaissances ? Quel hommage empoisonné à l’activité scientifique que de la subordonner ainsi à des enjeux socio-politiques ! Certes, l’on ne peut que se réjouir lorsque des militants, des syndicalistes, des experts, des politiques s’emparent des acquis de la science pour enrichir leurs réflexions, leurs propositions, leurs décisions. Mais cela doit advenir en aval de l’activité de recherche, au titre de l’application des connaissances – mais surtout pas en amont, par l’imposition de thèmes obligés au titre du pilotage de la recherche.

Ainsi ceux qui défendent les victimes du dramatique coup de balai trumpiste emploient des arguments qui, quoiqu’apparemment opposés à l’idéologie antiscience, rejoignent celle-ci dans un semblable déni de l’autonomie du savoir.

En outre, lorsque le texte fustige la « restriction de l’enseignement de l’évolution et des études de genre », il met sur le même plan deux objets d’étude qui, ces dernières années, ont connu un statut opposé dans les départements universitaires sous emprise idéologique. Car si les « études de genre » y fleurissent (elles produisent chaque année des centaines d’articles, ouvrages, colloques, séminaires ou numéros de revues), en revanche la théorie de l’évolution y est contestée car considérée comme hostile au dogme du « socialement construit ». Ainsi, à Sciences Po en 2022, deux cours sur les approches évolutives du comportement social, validés par la direction, ont été annulés à la demande du programme d’études sur le genre (de même à l’université Humboldt de Berlin à propos d’une conférence d’une biologiste sur le sexe dans une perspective évolutive, à l’université des Baléares à propos d’un livre de psychologie sur la dimension biologique du genre, et à l’université de Glasgow à propos de la conférence d’un économiste sur la mobilité sociale prenant en compte des facteurs génétiques). Autant dire que si Trump pratique au bulldozer la suppression des recherches qui lui déplaisent, il ne fait qu’imiter à l’échelle gouvernementale la « cancel culture » si prisée du mouvement woke, pour lequel la lutte – légitime dans l’arène politique – contre les discriminations prime sur toute autre considération, y compris scientifique. L’« obscurantisme » ne serait-il pas à traquer aussi de ce côté-là ?

C’est pourquoi l’on aurait aimé que les signataires de cette tribune se soient indignés aussi de certaines entorses à cette liberté académique dont ils ont raison de prendre la défense : par exemple lorsqu’un physicien de haut niveau, en 2020, a été interdit de conférence au Massachusetts Institute of Technology au motif qu’il avait cosigné une tribune réclamant une meilleure prise en compte de l’excellence et du mérite individuel dans les admissions à l’Université, contre la politique « DEI » qui substitue au mérite le critère de l’appartenance à une « communauté » sous-représentée. On aurait aimé une levée de boucliers contre la politique des grands organismes de recherche, nationaux et internationaux, qui conditionnent les crédits à l’engagement que le projet de recherche « favorise l’égalité hommes/femmes », y compris s’il s’agit de chimie, de physique des particules ou d’anthropologie du patrimoine. On aurait aimé une mobilisation contre la prétention de certains responsables de programmes à imposer une parité hommes/femmes dans les bibliographies, même quand les auteurs femmes sur un sujet sont, pour d’évidentes raisons socio-historiques, quasiment inexistantes. Et on aurait aimé que des voix s’élèvent pour alerter sur les impasses des « luttes contre les stéréotypes » qui, si elles étaient prises au sérieux, condamneraient sans merci l’anthropologie, la sociologie des représentations et l’histoire culturelle.

Bref : s’il importe au plus haut point de lutter contre les idéologies antiscience, pourquoi faire ainsi deux poids deux mesures, et fustiger l’obscurantisme trumpien tout en épargnant celui qui, depuis quelques années, a insidieusement imposé dans le monde académique l’idée que la science devrait être au service de l’idéologie ? Et pourquoi s’indigner contre la censure exercée par l’extrême droite mais pas contre celle qui provient de l’extrême gauche, avec les meilleures intentions du monde ?

D’un extrême (Trump) à l’autre (woke), c’est le même déni de l’autonomie du savoir, la même confusion des arènes, assortis du même mépris de la liberté académique. Si l’urgence pour les enseignants-chercheurs est de faire barrage au délire trumpiste, le véritable progrès de la recherche passe par le respect du savoir comme fin en soi et de son corollaire, la liberté académique, tant face aux héritiers du maccarthysme que du lyssenkisme [*].

[*] Pour aller plus loin : N. Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard-Tracts, 2021).