Lettre à mon ami Américain
Nous nous connaissons depuis longtemps et vous savez combien j’aime votre pays. J’y ai travaillé, j’y ai enseigné. J’ai adoré son énergie, ses paysages, ses écrivains, son cinéma, ses blues, les neiges du Wyoming et la beauté d’Ava Gardner…

Cher John,
Comme tous les Français je me suis senti américain quand un premier homme a mis un pied sur la Lune comme j’ai été des vôtres au lendemain du 11 septembre. Je commence par ce rappel parce que c’est l’essentiel. Nous savons tous les deux qu’avec le temps notre amitié résistera aux soubresauts du moment.
Mais ai-je besoin de vous dire à quel point je suis, nous sommes, déçus, effondrés même, par l’image que vous nous donnez aujourd’hui ?
Bien sûr les plus lucides d’entre nous avions aperçu depuis quelques temps les errances de l’oncle Sam : la montée de la violence dans une société éclatée, les inégalités intolérables que vous avez toléré, la pauvreté des uns, l’égoïsme des autres, les ravages du racisme hier, du fentanyl aujourd’hui, l’hideuse obésité de votre jeunesse, votre passion des armes, vos élections truquées par le déversement de millions de dollars, la corruption sournoise de vos élites, l’indigence de votre télé, les fake news de vos réseaux, l’hypocrisie de votre bien-pensance, la dérive woke de vos universités, la bondieuserie de vos évangélistes, le délire de vos transhumanistes. Et puis je peux bien vous l’avouer aujourd’hui : en regardant vos westerns, ne m’en veuillez pas, j’ai souvent été du côté des Indiens.
Nous avions bien perçu un malaise mais nous taisions notre inquiétude. Nous avions encore trop près du cœur le souvenir de vos jeunes hommes tombés naguère sur les plages de Normandie pour risquer de vous offenser. Nous gardions en mémoire que Roosevelt l’avait emporté sur Lindbergh. Et nous espérions que le souvenir de Lafayette vous retiendrait au bord du pire. Nous l’espérions. Nous ne l’espérons plus.
Ce qui vient de se passer nous nous fait très mal. Vous, les champions du monde libre, les fondateurs de l’alliance atlantique, les défenseurs de la liberté, vous venez de trahir, que dis-je, d’insulter, un pays digne, l’Ukraine, sauvagement agressé par l’empereur de toutes les Russie. Reniant en quelques jours tous vos engagements, toutes les valeurs pour lesquelles nous vous avons tant aimé, vous vous êtes couchés. En refusant de voir que les Ukrainiens ne se battaient pas seulement pour eux mais aussi pour nos libertés. Comment ne pas avoir honte de les avoir trahi, d’avoir même tenté de profiter des circonstances pour faire main basse sur leurs ressources ? Des mœurs en vigueur dans le Chicago des années trente ! Et pour faire quoi ? Pour vous allier avec les dirigeants les plus méprisables de la planète, des mafieux, des criminels de guerre, des assassins. Avec pour complice vos ingénieurs du chaos qui ont pour signe de ralliement un bras droit tendu de sinistre mémoire. Adieu John Wayne, vive Al Capone ! Le côté obscur de la Force vient d’assassiner une deuxième fois John F. Kennedy.
Ne voyez-vous pas avec quelle incompétence vos dirigeants vous conduisent dans le mur ? On pourrait en rire si nous n’avions envie d’en pleurer. Ils disent : l’Amérique doit se faire respecter ; et ils abandonnent l’Europe centrale à la Russie tout en devenant les idiots utiles de la Chine. Allez comprendre ! Kissinger n’avait aucune morale mais lui, au moins, connaissait son métier.
Ne vous méprenez pas. Aucune arrogance de ma part. Nous avons aussi nos torts. Nous avons été négligents. Nous n’avons pas pris notre propre défense au sérieux. Ce qui, soit dit en passant, vous arrangeait bien quand beaucoup de pays européens achetaient leurs armements chez vous au lieu de les produire chez eux. Mais la vieille Europe n’a pas dit son dernier mot. Si votre pays a une grande géographie, nos pays ont une grande histoire. Et celle-ci nous interdit de nous coucher devant la brutalité, de nous incliner devant la vulgarité d’un chantage. Le passé nous l’a enseigné : la lâcheté se paie très cher quant à force de vouloir la paix on ouvre la porte à la prochaine guerre. Nous l’avons appris à nos dépends, au prix du sang.
Alors merci : vos errements viennent de nous ouvrir les yeux. Vous nous avez fait comprendre que vous n’étiez plus fiables. Peut-être même plus courageux. Nous allons donc travailler à consolider la solidarité européenne pour naviguer sans vous. Et même s’il le faut contre vous. Au nom des Lumières qui restent notre boussole. Que voulez-vous : nous restons d’incorrigibles rêveurs. Peut-être ne réussirons-nous pas. Mais au moins nous serons en bonne compagnie. Et debout.
Mon cher John, vous écrire ce mot me fait beaucoup de peine car je pense aussi à la peine qu’elle peut vous faire. On dit parfois : quand un ami cesse d’être un ami c’est qu’il ne l’a jamais été. C’est faux : nous nous retrouverons. Un jour viendra où vos concitoyens manqueront d’oxygène et viendront la chercher de notre côté de l’Atlantique. Un jour viendra où ils réaliseront combien votre drapeau a été sali et souhaiteront restaurer ses couleurs. Nous les accueillerons alors dans la joie, avec vous, comme les vieux frères que vous n’auriez jamais dû cesser d’être.
So long, my friend !