Ligne de vie
Dix-huitième titre d’Aharon Appelfeld proposé en français par les éditions de l’Olivier, La ligne confirme l’immense talent de l’écrivain israélien.

Voici plus de vingt ans qu’Olivier Cohen, le directeur des éditions de l’Olivier, a décidé de publier les œuvres du grand écrivain israélien Aharon Appelfeld, confiant à la romancière Valérie Zénatti la charge de la traduction depuis l’hébreu. Le premier titre, Histoire d’une vie, a été couronné, en 2004, du prix Médicis étranger.
Aharon Appelfeld est une voix singulière de la littérature mondiale. À sa mort, en 2018, Valérie Zénatti expliquait au journal Le Monde que « sa voix plus pudique, évitant le lyrisme ou le pathos, proposait de la Shoah une vision plus métaphysique qu’historique. Ses lecteurs Juifs comme non Juifs ont été vivement touchés par sa puissance d’évocation de la Seconde Guerre Mondiale, de raconter, de redonner vie à un monde avec une grande économie de mots. Aharon Appelfeld est un écrivain de l’enfance, des sensations, des sentiments, et, à ce titre, ses romans renvoient à l’existence humaine en général. Le dépouillement de son écriture a la douceur d’un bandage sur une plaie. »
Bref roman, intense, parfois mystérieux, La ligne nous plonge dans une ambiance étrange aux accents kafkaïens. La ligne en question, c’est celle du chemin de fer. Depuis quarante ans, Erwin, qui en a cinquante-cinq, vit dans les trains à la recherche du meurtrier de ses parents, le commandant SS Nachtigall. « Depuis la fin de la guerre, prévient-il d’emblée, je suis sur cette ligne, comme on dit : longue, sinueuse, une route de trains régionaux ou électriques, de taxis et de carrioles. Les saisons défilent devant mes yeux comme dans un songe. J’ai intégré ce chemin dans mon corps. »
Sur cette ligne, il connaît toutes les gares, les auberges, les cafétérias des petits bleds paumés aux confins de l’Ukraine et de la Pologne. Il hait les sandwiches, les thermos, les musiques trop fortes des wagons restaurants. Certains serveurs connaissent ses habitudes et changent de station radio pour lui mettre de la musique classique à bas volume. Erwin sait qui fait les meilleures brioches, les meilleures confitures, les meilleurs bortschs, les meilleurs gâteaux au fromage. Il sait où trouver un hôtel avec baignoire ou une femme dont il partagera le lit.
À mesure que le récit avance, on remonte le temps, jusqu’à l’assassinat de son père, militant communiste juif pur et dur, et de sa mère qui, après avoir milité, jusqu’à commettre un meurtre resté légendaire, a renoncé au combat. On rencontre les figures de cette histoire héroïque, d’anciens militants amis de son père, des rabbins, des collectionneurs de livres sacrés qui se sont donnés la mission de préserver ce qui n’a pas été détruit. On croise quelques antisémites aussi, dont la haine pour les Juifs est encore vive.
On comprend, enfin, que le héros n’est pas seul dans sa quête, mais que d’autres « collaborateurs » sillonnent cette obscure région de l’ancienne Ruthénie où se cache Nachtigall. Dans l’attente de sa rencontre avec le meurtrier de ses parents, Erwin s’entraîne à vider des chargeurs sur des troncs d’arbre. Histoire de ne pas rater, le moment venu, sa cible.
La ligne, d’Aharon Appelfeld. Traduit de l’hébreu par Valérie Zénatti, éditions de L’Olivier, 172 pages, 21,50 €