1 / « Faire rempart aux faux par tous les moyens possibles », par Ksenia Bolchakova
Pour qui travaillent les journalistes? Bonne question. Pour un média, un parti, une idée, un idéal, pour eux ou pour les autres ? Pour le savoir, quoi de mieux que de leur poser la question, surtout s’ils sont lauréats du Prix Albert Londres.
Nous publions, en partenariat avec le Prix Albert Londres et la SCAM, une série de témoignages, réunis dans un livre, à retrouver chaque dimanche sur LeJournal.info
Aujourd’hui: celui de Ksenia Bolchakova, une journaliste franco-russe, lauréate du prix Albert-Londres en 2022, au côté d’Alexandra Jousset, pour le film « Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine » sur les enjeux de la géopolitique du Kremlin. Témoignage d’une femme engagée
Je devais avoir vingt ans, tout au plus. Nichée à l’arrière de la grande Volvo 240 Classic blanche familiale, je regardais Paris défiler par la fenêtre, s’engager dans une énième nuit. Les lumières des quais de Seine, les vieilles pierres de ses ponts, les touristes feignant la flânerie à l’heure où pointe la fatigue, où les pieds lourds invitent au repos.
J’étais fatiguée moi aussi. Mon père au volant, ma mère à sa droite, France Info à la radio. Leurs voix, les R roulés de la langue russe que nous parlions entre nous se mêlaient aux flashs d’information de la soirée. Je n’ai gardé aucun souvenir des événements de ce jour-là. Enfin, des événements qui secouaient le monde extérieur, celui qui glissait sur la carrosserie lisse et rassurante de la voiture. Je me souviens en revanche de la discussion animée que j’ai provoquée.
« Ma fille sera journaliste ! »
Après deux années en classe préparatoire, une année magnifiquement paresseuse sur les bancs de la fac de philo à la Sorbonne, j’avais passé plusieurs concours pour intégrer une école de journalisme et, ce soir-là, j’annonçais à mes parents en avoir réussi trois sur quatre, haut la main. J’étais prise, et j’avais décidé d’intégrer le tout nouveau master créé par Sciences Po Paris. Qu’elle n’était pas la fierté de mon paternel. Lui-même du métier, dans un genre certes différent, puisqu’encarté jusqu’à la moelle au parti communiste soviétique durant une grande partie de sa carrière (il avait travaillé pour la Pravda, la « vérité » en russe, le grand quotidien du PCUS).
Dans un coin de sa tête, j’imagine que mon père nous voyait déjà en pionniers d’une grande dynastie de gratte-papier ou de grands reporters. Il savait quel avait été son rôle pour moi dans le choix de cette profession…
Ksenia Bolchakova
« Ma fille sera journaliste ! », cria-t-il à gorge déployée, couvrant les voix des présentateurs radio qui n’arrivaient plus à en placer une. « Ma fille sera journaliste ! », répéta-t-il encore une fois, un sourire gigantesque aux lèvres, des lumières dans les yeux que je n’y avais jamais vu, des yeux qui fixaient ceux de ma mère avec un air de défi. Dans un coin de sa tête, j’imagine qu’il nous voyait déjà en pionniers d’une grande dynastie de gratte-papier ou de grands reporters. Il savait quel avait été son rôle pour moi dans le choix de cette profession… Il brillait dans l’obscurité de l’habitacle. Son excitation et sa joie tranchaient avec le calme inquiet de ma mère. « Félicitations », glissa-t-elle enfin, après un long silence. Avant d’ajouter : « Mais si tu fais ce métier Ksenia, tu risques de finir vieille fille. »
« Plus qu’un métier, c’est une vie ! »
Ses mots avaient la brutalité d’un coup de massue sur la tête d’un nouveau-né. À peine avait-il eu le temps d’entrouvrir les yeux, qu’on tentait déjà de les lui refermer. L’impression de me trouver à la frontière entre deux mondes, le mien — celui du métier que je m’apprêtais à apprendre, et celui où les femmes n’avaient qu’une destinée possible : le ménage, le devoir conjugal et la maternité. « Tu as déjà vingt ans, poursuivit-elle, et tu n’es toujours pas mariée. Si tu pars tout le temps en reportage, comment vas-tu faire pour avoir une vie de famille ? » Ces questions-là, je ne me les étais évidement jamais posées. Elles n’avaient aucun sens à mes yeux, mais le reproche profond qu’elles impliquaient m’ébranla.
Moi qui avais toujours réponse à tout dans les disputes familiales, je me retrouvais sans voix, sans repartie, blessée d’être réduite à un rôle reproducteur qui ne me tentait absolument pas. Et bizarrement, je ne sais par quel miracle de synchronisation des esprits, mon père fut tout autant blessé que moi. « Elle aura des enfants SI elle veut, QUAND elle veut. Et si elle n’en VEUT PAS, ça sera son choix. Oui, être journaliste, ça implique quelques sacrifices, mais c’est le plus beau métier du monde. Plus qu’un métier, c’est une vie ! » Et se tournant vers moi, il me dit avec force et confiance : « Tu seras journaliste, ma fille ! » Et je le suis devenue.
Notre rôle est d’être des réceptacles attentifs aux sombres histoires des autres, aux peines invivables des autres.
Ksenia Bolchakova
Cet épisode a été déterminant dans mon rapport au « métier ». Pour moi, être journaliste, ce n’est pas un travail. C’est une vocation, un mode de vie, une voie. J’en ai eu conscience très tôt. Il n’a jamais été question d’argent, de poste, de carrière. Mais toujours de vivre par la pratique du journalisme. Mon existence sans elle n’a plus aucun sens, et le sens que je lui donne est le suivant : notre rôle est d’être des réceptacles attentifs aux sombres histoires des autres, aux peines invivables des autres ; d’être les révélateurs des mensonges de certains, des témoins honnêtes de notre temps. Notre responsabilité est de relater des faits que nous avons compris, analysés, vérifiés. Notre tâche est de faire rempart aux faux par tous les moyens possibles, de dompter notre curiosité naturelle, de la structurer, de la transformer en méthode pour fabriquer de l’information.
Alors, pour qui travaillons-nous ?
Alors, pour qui travaillons nous ? Pour ceux dont nous racontons les histoires, pour ceux qui nous font confiance et nous aident à décrypter le monde, pour les malheureux qui n’ont pas d’autres oreilles que les nôtres pour les entendre ; contre les criminels qui voudraient tous nous faire taire. Pour qui travaillons nous ? Pour ceux qui ont encore un peu de compassion pour l’humanité, de la bienveillance pour leur voisin, de la colère et de l’indignation pour ceux qui n’en ont plus. Nos lecteurs, nos auditeurs, nos spectateurs exigent de nous toujours plus de preuves de droiture et d’impartialité ; ils cherchent aussi en nous des miroirs de leurs propres angoisses et de leurs faiblesses.
Ne pas crever, ne pas sombrer, se tenir droit, ne pas mentir, dire la vérité, montrer aussi nos propres émotions, nos fêlures, puisqu’elles ne sont pas si différentes de celles des personnages réels qui peuplent nos récits.
Ksenia Bolchakova
Notre vie est parfois semblable à celle des équilibristes qui marchent sans filet au-dessus du vide. Ne pas crever, ne pas sombrer, se tenir droit, ne pas mentir, dire la vérité, montrer aussi nos propres émotions, nos fêlures, puisqu’elles ne sont pas si différentes de celles des personnages réels qui peuplent nos récits. Le tout, sans jamais se casser la gueule.
Pour qui travaillons nous ? Pour nous tous. Pour vous. Car plus nous partons au cœur des tragédies qu’il nous échoit de couvrir, moins nous en revenons indemnes. Plus nos existences se transforment, plus les larmes étrangères deviennent les nôtres et donnent tout leur sens à nos réveille-matin.
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Le livre: « Pour qui travaillent les journalistes? » Edition de l’Aube