1/Marek Edelman, le socialiste du ghetto
On dit souvent que les socialistes réformistes sont des mous, des prudents, des opportunistes enclins au compromis, et donc à la compromission. Voici quelques exemples…
Pour sa grandeur et pour son malheur, il était membre du Bund : difficile de trouver un parti politique plus pertinent et plus martyrisé par l’histoire. Le Bund est un parti social-démocrate fondé à la fin 19e siècle, qui réunit les travailleurs juifs de l’empire russe. Professant un marxisme réformiste, il lutte contre le tsarisme pour un socialisme dans la liberté, refusant le dogmatisme des bolcheviks de Lénine.
Il combat pour l’autonomie culturelle et politique des juifs de Russie, de Pologne ou de Biélorussie, sans adhérer pour autant au mouvement sioniste fondé par Théodor Herzl. Le Bund est un parti « communautaire universaliste », qui veut émanciper les Juifs d’Europe et ne croit pas à leur regroupement territorial, en Palestine ou ailleurs.
Influent parmi les cinq millions de juifs de l’Europe de l’Est, il réussit le redoutable exploit d’être successivement persécuté par la police tsariste, combattu par Lénine, massacré par Staline, puis exterminé par l’envahisseur nazi. C’est à cette formation maudite par l’Histoire que le jeune Marek Edelman, fils de bundiste, adhère avec enthousiasme dans la Varsovie des années trente. Il milite avec ardeur et se retrouve naturellement dans le mouvement de résistance au nazisme à partir de 1939.
Occupant la capitale polonaise, les autorités allemandes se lancent aussitôt dans leur meurtrière politique antijuive. Les juifs de Varsovie – quelque 400 000 personnes – sont enfermés par la force dans un quartier central, entourés de murs et de barbelés et plongés dans une situation sanitaire catastrophique. Animateur de la jeunesse bundiste, Edelman tente de soulager la population du ghetto vouée à la faim, à la maladie ou à la déportation, tout en poursuivant son travail politique.
En 1942, Hitler décide de passer de la persécution des Juifs à leur extermination ; les premiers convois partent de Varsovie pour le camp de Treblinka. Plutôt que de subir passivement la déportation, les plus politisés décident de résister. Avec les autres mouvements du ghetto, le Bund fonde l’Organisation juive de combat, dont le jeune Edelman devient l’un des responsables.
À leur grande surprise, les Allemands doivent désormais affronter plusieurs centaines de combattants déterminés qui rendent coup pour coup. Ils répliquent en envoyant dans le ghetto plusieurs régiments munis de chars, de canons et de mitrailleuses. L’Organisation décide alors un soulèvement général, dont le sort est scellé d’avance, mais qui montrera aux yeux du monde que les juifs ne se résignent pas.
Dans un appel lancé au début des combats, les insurgés de Varsovie envoient ce message pathétique : « nous nous battons pour votre liberté et pour la nôtre ». En dépit d’une supériorité écrasante, il faut près d’un mois aux troupes allemandes, du 19 avril au 16 mai 1943 pour venir à bout de l’insurrection.
Dans les derniers jours, comme les chefs de l’Organisation ont presque tous été tués, Edelman reste seul à la tête que quelque 200 combattants. Une fois la défaite consommée, il réussit à s’enfuir par les égouts avec une poignée de survivants.
Il reprend les armes en 1944 avec l’Armée nationale polonaise (AK), écrasée elle aussi par la Wehrmacht, sous les yeux de l’armée rouge stationnée de l’autre côté de la Vistule. Staline se débarrasse ainsi des forces non communistes qui auraient pu gêner la prise de pouvoir par le Parti communiste, comme il l’avait fait en 1939 en ordonnant l’exécution de dizaines de milliers d’officiers polonais dans la forêt de Katyn.
En 1945, toujours socialiste et toujours aussi peu sioniste, il refuse de partir en Israël et suit avec succès des études de médecine. Il devient cardiologue à l’hôpital de Lodz, et continue de militer. Croyant un moment à la Pologne nouvelle dirigée par les communistes, il adhère au parti. Mais il se retrouve vite parmi les opposants qui dénoncent les méthodes staliniennes.
Dans les années 1970, il est l’un des animateurs du KOR, le groupe d’intellectuels qui va aider à la fondation du syndicat Solidarnosc de Lech Walesa. Toujours socialiste, toujours solidaire, il est le médecin attitré des animateurs du mouvement. Il assiste aux premières loges à la chute du communisme, comme il avait assisté à celle du nazisme. Mais le Bund a été anéanti par la Shoah.
Héros révéré, figure décisive de la résistance juive, Edelman entretient de mauvais rapports avec les dirigeants israéliens à qui il reproche de maltraiter les Palestiniens. Il assiste, ému, au geste du chancelier Willy Brandt, autre socialiste, qui s’agenouille à Varsovie devant le monument qui commémore l’insurrection. Mais il refuse de participer aux cérémonies annuelles.
Il se contente, chaque année jusqu’à sa mort, de marcher dans Varsovie à l’endroit où s’étendait le ghetto, accompagné des rares amis bundistes qui ont survécu à l’extermination.