1936, 2024 : Viva la muerte!

par Bernard Attali |  publié le 28/06/2024

À force de garder les yeux fixés sur notre pré carré, nous oublions l’essentiel.

 

En juin 1936, la France de droite se mobilisait contre les réformes envisagées par le Front Populaire. Et certains regardaient avec complaisance de l’autre côté du Rhin, tandis que les syndicats poussaient à la grève. De son côté, l’Allemagne nazie réarmait, en usant des JO de Berlin pour masquer ses intentions belliqueuses. Une démocratie généreuse, naïve et pagailleuse face à une dictature mortifère, qui envoie ses soldats au front au cri de viva la muerte! Difficile de ne pas faire le parallèle avec la situation actuelle.

Pendant qu’à Bruxelles, les chefs d’État échouent à se mettre d’accord sur tout et rien, à commencer par la composition de la prochaine Commission ; pendant qu’à Paris, nous nous déchirons pour savoir lequel des programmes de gauche ou de droite est le plus catastrophique, Poutine arme son pays avec ardeur en masquant la prochaine victime de son impérialisme.

La Russie a inventé le keynésianisme par la guerre. Les dépenses de défense et de sécurité y atteignent les niveaux de l’ex-Union Soviétique : 30 % des dépenses publiques, soit quelques 110 milliards d’euros. Pour fabriquer des armes, véhicules et munitions, les usines ont besoin de métaux, de composants électroniques, de bras. Résultat : le PIB russe progresse de plus de 3 % en rythme annuel, le chômage recule, les salaires augmentent et des régions reculées reprennent vie grâce a une véritable économie de guerre. Tant que la Russie parviendra à exporter ses hydrocarbures à des pays « amis » comme l’Inde et la Chine, l’argent ne lui manquera pas et les sanctions occidentales seront sans effet. D’ailleurs, depuis deux ans, l’État a revu à la hausse pensions, salaires et aides sociales. Pourquoi l’opinion russe refuserait-elle son soutien à Poutine dans ces conditions ? Elle n’est même pas asservie. Elle profite.

« Pendant que nous nous livrons à des jeux politiciens, la Russie continue son agression en Ukraine et prépare ses prochaines campagnes au-delà »

Donc, pendant que nous nous livrons à des jeux politiciens, la Russie continue son agression en Ukraine et prépare ses prochaines campagnes au-delà, comme hier, l’Allemagne s’en prenant à l’Autriche avant de « libérer » les Sudètes. Espérant que de nouvelles forces politiques (comme le Rassemblement National en France) viennent renforcer ses positions, face à l’Otan par exemple. En attendant aussi qu’un nouveau président américain donne finalement carte blanche au Kremlin…

En France la campagne des législatives se déroule en champ clos et le conflit entre Moscou et Kiev n’est plus évoqué, ou presque. La droite est gênée par ses complaisances pro-russes et la gauche regarde ailleurs. Priorité au pouvoir d’achat n’est-ce pas ?

Comparaison n’est pas raison. Mais notre cécité ressemble diablement à celle de nos aînés : à force de ne regarder que notre pré carré, nous oublions l’essentiel. Si nous n’y prenons garde, l’Ukraine vaincue pèsera demain sur la conscience européenne, comme jadis l’abandon de l’Espagne républicaine en 1936. Je ne sais pas si, comme le disent certains, nous sommes « près d’une guerre civile ». Par contre, il est clair que nous n’avons jamais été aussi près d’une guerre tout court.
Viva la muerte?

Bernard Attali

Editorialiste