3/ « Tu es qui toi, pour parler de ça ? »
Pour qui travaillent les journalistes? Bonne question. Pour le savoir, quoi de mieux que de leur poser la question, surtout s’ils sont lauréats du Prix Albert Londres. Par Sophie Bouillon
« Ça fait cinq ans qu’on se connaît, cinq ans que t’es journaliste au Nigeria, et c’est seulement maintenant que je comprends ce que tu fais là. » Mon amie Georgina est toujours très franche et très directe. En général, il ne vaut mieux pas trop se vexer. Ce n’est pas qu’elle n’aime pas les journalistes, mais je la sentais toujours se crisper un peu quand je lui parlais de mes reportages dans son pays, sur les tueries de Boko Haram dans le nord-est du Nigeria, sur mes envies d’écriture sur le souvenir de la guerre du Biafra, d’enquête sur la corruption de ses dirigeants. Un silence s’installait autour de la table, et elle cherchait toujours à changer de sujet. Elle ne le disait pas comme ça, mais je sentais bien ce qu’elle pensait.
Tu es qui toi, pour parler de ça ?
Notre pays, c’est comme un parent. Il peut nous irriter, nous mettre en colère, voire nous insupporter. On peut même le quitter, le honnir dans des cas extrêmes. Mais il est douloureux d’entendre quelqu’un d’extérieur le critiquer. Il est impossible de voir ses faiblesses, ses problèmes exposés au monde entier, sans en ressentir un petit pincement au cœur. On se met aussitôt à le défendre, à justifier ses manquements. On ferait tout pour faire taire ce messager d’une vérité que l’on ne connaît que trop bien. Souvent bien mieux que lui.
Cela fait plus de quinze ans maintenant que je travaille comme journaliste sur le continent africain. Cela a longtemps été mon rêve. C’est d’ailleurs ce que j’avais répondu à l’oral de l’École supérieure de journalisme de Lille, avec la naïveté et l’assurance d’une jeune étudiante de 20 ans qui a la vie devant elle : « Je veux être journaliste en Afrique et passer ma vie à raconter ce continent. »
Je revenais de Cape Town, où j’étais partie comme « bénévole », persuadée que l’Afrique m’attendait pour aller mieux alors que c’était moi-même que j’étais partie chercher à l’autre bout du monde. Finalement, j’y ai découvert que j’étais blanche et privilégiée. Un choc qui a révélé ma vocation. À 23 ans, j’ai fini mes études, et armée d’une grande audace, j’ai commencé à sillonner et à « raconter » ce continent magnifiquement vaste et superbement humain, convaincue de ma mission et de son bien-fondé.
J’ai rencontré les Maasaï perdus sur les plages à touristes de Zanzibar, les mineurs las et découragés de Marikana en périphérie de Johannesburg, ceux dans les mines d’uranium dans le nord du Malawi, parcouru les villages réduits en cendres par Boko Haram. J’ai assisté à la chute de Blaise Compaoré au Burkina Faso, à l’émergence du M23 à Goma, à l’élection spectaculaire de Muhammadu Buhari dans son fief du nord du Nigeria. J’ai rencontré des chefs d’État, des chanteurs populaires, des réalisateurs, des rêveurs, des exilés… J’ai savouré les promesses d’une jeunesse talentueuse et déterminée, ses colères, et ses espoirs aussi, trop souvent brisés.
Je commençais peu à peu à comprendre ce continent complexe, à me « spécialiser », comme on dit. Je me plaisais à remarquer les différences entre chaque région, chaque pays, chaque langue, chaque peuple. J’ai « raconté l’Afrique » aux lecteurs de Libération, de XXI, aux auditeurs de la Radio Suisse, d’Europe 1 avec assiduité et passion, toujours vigilante de suivre ce que m’avaient enseigné les lectures d’Albert Londres, de Ryszard Kapuściński, de Joseph Kessel, et de tous mes modèles qui avaient parcouru l’Afrique avant moi. Tous des hommes, et tous Blancs. Mais je crois qu’à l’époque, je ne l’avais même pas remarqué. Je faisais ce que l’on m’avait appris. Je dénonçais, je décrivais. Je portais la plume dans la plaie.
« Tu vois cette femme-là, qui promène son chien ? Elle n’est sûrement jamais allée au Katanga, elle ne sait pas ce qu’il s’y passe. Prends-la par la main avec tes mots, fais-lui voir », m’avait soufflé Patrick de Saint-Exupéry, fondateur de la revue XXI, sur un bout de trottoir parisien. Je rentrais tout juste de République démocratique du Congo, où j’avais accompagné pendant trois semaines une femme chauffeur de camion. Thandiwe, Zambienne, 29 ans et 1m52, était la plus grande féministe que j’avais jamais rencontrée. J’étais encore sonnée par ce reportage extrêmement éprouvant, et je n’arrivais pas à sortir les mots.
Alors, suivant les conseils de mon rédacteur en chef et mentor, j’ai pensé à cette inconnue avec son chien sur la rue du Louvre en écrivant mon reportage. Et c’est venu. Au fil des phrases, je lui ai raconté la force de Thandiwe, je lui ai décrit les routes défoncées et les bakchichs, la peur, le manque d’eau, les chants gospel… J’ai expliqué à cette dame comment survivaient les travailleurs des mines de cobalt de Kolwezi, et comment ce minerai était exporté en Inde, en Chine, puis était acheté par les fournisseurs d’Apple pour que son iPhone fonctionne. J’étais finalement contente d’avoir trouvé les mots pour qu’elle comprenne et s’intéresse un peu à Thandiwe et à sa vie. Puis j’ai repris un autre avion, et je me suis envolée vers une autre histoire.
Je ne m’étais jamais vraiment posé de questions sur mon rôle de « journaliste en Afrique » pendant toutes ces années. Et puis, un jour, j’ai rencontré Georgina. Je devrais plutôt dire : et puis, un jour, je suis venue au Nigeria. Il est courant que l’on soit accusé d’être « espion » lorsqu’on annonce que l’on est journaliste. Au Nigeria, pays fier et hanté par un demi-siècle de dictatures militaires, c’est quasiment systématique, même si c’est souvent lancé avec humour. J’ai mis longtemps à comprendre que le mot « espion » ne voulait pas forcément dire que je revendais des informations à mon gouvernement. Non, l’accusation d’être une « espionne » était à prendre au pied de la lettre. J’étais venue « espionner » ce qu’il se passe dans le pays, le disséquer, l’observer en cachette, et aller le « rapporter » au reste du monde. À mon monde. Je voulais qu’il sache.
Je n’ai jamais eu aucun doute sur l’importance et le bien-fondé d’un journalisme honnête et réfléchi. Le rôle des médias est indispensable pour assurer la justice, l’égalité, le bon fonctionnement d’une démocratie. Pour rendre des comptes ou éclairer les citoyens.
D’ailleurs le jour où mon amie Georgina m’a avoué avoir « enfin compris ce que je faisais là », je couvrais pour l’AFP les manifestations de la jeunesse nigériane. Des milliers de personnes étaient, pour la première fois de leur histoire, descendues dans les rues de Lagos, d’Abuja, de Port Harcourt ou d’Asaba, pour dénoncer la violence et la corruption de leurs dirigeants. Ce mouvement, #EndSARS, avait soulevé l’espoir de tout un peuple, avant d’être férocement réprimé dans le sang.
Il y avait eu douze morts lorsque l’armée a ouvert le feu sur les manifestants de Lekki. En réalité, il y en a eu sans doute beaucoup plus à travers tout le pays, mais c’est le seul chiffre que nous avions pu indépendamment vérifier dans ce pays gigantesque de 200 millions d’habitants, où les médias internationaux sont quasiment inexistants, et où les médias locaux travaillent sans grand moyen, et sont soumis à la pression des puissants.
Notre alerte, ce chiffre de douze assidument vérifié par Amnesty International, puis relayé par toute la presse internationale et locale, donnait tort à l’armée qui affirmait que les images des réseaux sociaux étaient des « fake news ». Elle faisait vérité. Nous étions là, sur le terrain. Nous rendions compte des faits. Les exactions ne pouvaient plus être tues. Le journalisme sert aussi à cela. À placer un curseur, le plus proche possible sur ce qui est et a été. Et à écrire l’Histoire.
Lors de mon premier reportage en 2008 au Zimbabwe, celui qui m’a valu quelques mois plus tard le Prix Albert-Londres, un vieil homme dans son village m’avait demandé : « Peut-on exister, quand le monde entier nous a oubliés ? » Non, probablement pas. Pas aux yeux de notre Histoire, celle dont le monde se souviendra.
Mais, depuis ces quinze dernières années, le monde s’est ouvert, il s’est diversifié, il s’est mélangé. La sémantique même a changé. Elle est plus turbulente, incertaine et inconfortable. L’Histoire est devenue « narration ». Une manière de raconter des histoires, une manière parmi d’autres. Le concept de « change the narrative » – changer cette narration qui colle à la peau – est devenu une obsession pour la jeunesse africaine, qui ne se sent pas représentée dans sa diversité, et qui ne se retrouve pas dans les descriptions trop « homogènes » et stéréotypées que l’on reproduit – parfois malgré nous – dans les médias internationaux.
J’ai finalement quitté l’AFP en 2021 pour fonder StoryMi, une académie de journalisme à Lagos. Je suis convaincue de notre droit de journalistes internationaux à couvrir les joies et les tragédies du monde. Mais ce droit ne sera juste et surtout non attaquable que s’il est partagé par tous. Et, pour cela, il faut des moyens financiers… et humains. Il faut les armes du savoir, les bases de la technique et assez de confiance en soi pour approcher les rédacteurs en chef ou les producteurs. C’est surtout cette confiance et cette audace que nous désirons transmettre avec les professeurs de StoryMi, presque tous Nigérians et Africains. La même qui m’animait à 20 ans à mon oral de l’École supérieure de journalisme. Et ces jeunes journalistes, photographes, écrivains, réalisateurs de documentaire sont extraordinaires.
Leur talent, la subtilité de leurs sujets, la force qu’ils déploient à défendre les causes qui leur tiennent à cœur, les confidences qu’ils reçoivent de leurs interlocuteurs, prononcées en yoruba, en pidgin, avec leurs mots à eux, leur référence… J’aurais été moi-même bien incapable d’approcher aussi près leur réalité. De « raconter » si bien leur histoire. Ma couleur de peau, ma langue, mes privilèges, mais aussi, qu’on le veuille ou non, mon passé colonial, sont le filtre avec lequel mes interlocuteurs me percevront toujours. Et à travers lequel je vois moi-même le monde.
Bien sûr, je veux continuer à parler à cette femme de la rue du Louvres, à lui montrer, à lui faire voir « mon » Nigeria. J’aimerais qu’elle partage ma passion pour les chanteurs de l’afrobeat ou mes colères contre ses dirigeants. C’est important pour que nos esprits s’éveillent, c’est ma vocation et je continuerai, je l’espère, à le faire avec soin. Mais ma voix ne peut plus être la seule à se faire entendre. Car il y a tant à dire et à raconter. L’Afrique a besoin des journalistes africains pour écrire son histoire, faire sa narration, compter ses victimes sur le péage de Lekki et ailleurs. Mais plus encore, notre monde a besoin des journalistes africains pour être raconté dans toute sa diversité, et par tous ses regards.
Aller sur le site du Prix Albert Londres
Le livre: « Pour qui travaillent les journalistes? » Edition de l’Aube