3/ Un travailliste nommé Orwell

par LeJournal |  publié le 24/07/2023

On dit souvent que les socialistes réformistes sont des mous, des prudents, des opportunistes enclins au compromis, et donc à la compromission. Voici quelques exemples…

Portrait de l'ecrivain et journaliste anglais George Orwell -Photo leemage / Leemage via AFP

Grâce à un seul roman, c’est l’un des écrivains les plus connus au monde. Depuis 1984, paru en 1949, constamment réédité depuis, le nom de George Orwell est même utilisé comme adjectif : « orwellien ». Son personnage central, « Big Brother », tyran omniprésent calqué sur l’exemple de Staline, est devenu le symbole de la surveillance des citoyens organisée par toutes sortes d’entités maléfiques.

Cette universelle notoriété a autorisé tous les détournements. Les libéraux ont utilisé Orwell pour dénoncer tout empiètement de l’État sur l’économie de marché, serait-il le plus justifié ; la droite l’a enrôlé dans sa lutte contre le communisme et tout ce qui peut y ressembler ; l’extrême-droite qualifie «d’orwellienne » la « pensée unique » soi-disant imposée par les « droits-de-l’hommistes » ; les souverainistes l’ont annexée pour fustiger le prétendu conformisme « européiste » qui briderait les nations, etc.

Or le vrai Orwell se serait évidemment récrié au spectacle de ces récupérations. Il n’était ni libéral, ni nationaliste, ni militant de droite : il était socialiste et démocrate, contempteur des tares du capitalisme avant de devenir celui du communisme stalinien, patriote certes, mais aussi favorable aux États-Unis d’Europe.

Et surtout, il fut, jusqu’à la fin de sa vie, adhérent d’un seul parti, l’Independent Labour Party (ILP), formation affiliée au Parti travailliste britannique et groupe minoritaire au sein de son aile gauche. Bref, un social-démocrate bon teint, animé d’un idéal égalitaire, socialiste, mais intraitable sur le respect des libertés démocratiques.  

Fils de fonctionnaires britanniques, Éric Blair (il prendra plus tard le nom d’Orwell), fréquente Eton, le collège huppé de la classe dirigeante britannique avant d’aller habiter en Birmanie où son père est nommé administrateur. Il veut être écrivain et n’est guère socialiste. Il tient le régime colonial pour une monstruosité morale, mais n’a guère de conscience politique.

Il est policier en Birmanie puis rentre en Europe où il adopte le mode de vie bohème des écrivains désargentés. Il vit chichement de sa plume et publie des romans qui se vendent mal.

Sa conviction politique, il l’acquiert au contact des ouvriers, des chômeurs, des vagabonds auxquels il se mélange pour un reportage sur les bas-fonds de la société britannique dans les années 1930. Un peu comme Jack London à San Francisco, Orwell vit la vie des salariés les plus pauvres et comprend le caractère tragique de la condition ouvrière, tout en cherchant la fraternité élémentaire qui réunit les prolétaires du « Quai de Wigan », son premier grand récit, et les aide à supporter une existence infernale.

Il est désormais socialiste de toutes ses fibres, il rêve d’une révolution fraternelle et libertaire dont il cherche les voies en s’inscrivant dans ce petit parti situé à la gauche du Parti travailliste.

C’est pour rejoindre les militants de l’ILP, engagé aux côtés du POUM espagnol (Parti ouvrier d’unification marxiste), que Blair s’engage dans les milices républicaines en 1936. Après un séjour à Barcelone où il trouve la révolution dont il rêve, il combat courageusement en Aragon avant d’être gravement blessé à la gorge.

L’idée confuse de « 1984 » lui vient en lisant les comptes-rendus des combats par les journaux communistes, aussi sectaires que mensongers. Cette idée prend d’autant plus corps qu’il doit se cacher et s’enfuir en France pour échapper aux purges meurtrières lancées par les staliniens contre les militants du POUM et les brigadistes qui en sont proches.

Dès lors, Orwell est anticommuniste, mais toujours socialiste. En 1940, il veut s’engager contre le nazisme dans les unités combattantes britanniques, mais il a passé l’âge. Il rejoint la Home Guard mise sur pied par Churchill pour défendre le territoire national contre une éventuelle invasion allemande. Il poursuit en même temps son travail de journaliste et de chroniqueur à la BBC.

Il écrit ensuite ses deux romans majeurs, « La Ferme des animaux », fable swiftienne sur le communisme, et « 1984 », anticipation divinatoire du régime totalitaire qui menace l’Europe de l’Ouest. Il est lu dans le monde entier et vilipendé par tout ce que l’URSS compte de compagnons de route et d’idiots utiles. Malade, il est fauché au sommet de son art par la tuberculose.

Plus à gauche que beaucoup de travaillistes, il reste jusqu’au bout le défenseur acharné des démocraties de l’Ouest que les sophismes de l’extrême-gauche veulent à tout pris assimiler à une tyrannie. « Dénigrer la démocratie, écrit-il dans un texte de février 194, est un des passe-temps les plus faciles du monde ». Effectivement, poursuit-il, ces critiques ont leur part de vérité.

Les régimes de liberté sont souvent oligarchiques, et tellement inégalitaires qu’une partie de la population est en fait écartée de la vie collective. Pourtant, ajoute-t-il aussitôt, le raisonnement est faux. Pour une raison simple : il néglige volontairement les différences de degré. Certes, il y a des phénomènes d’oppression dans les démocraties — monopoles économiques, inégalités, atteintes aux libertés, conformismes médiatiques, etc. — mais à un degré très inférieur à ce qu’on observe dans les dictatures.

À la différence de certains intellectuels, les individus ordinaires, d’ailleurs, ne s’y trompent pas : les réfugiés politiques viennent des dictatures, non des démocraties. Si les deux régimes étaient semblables, ce ne serait pas le cas. Infliger les mêmes réquisitoires aux deux systèmes, comme on le voit souvent dans les écrits de la « gauche critique », c’est confondre la paille et la poutre.

Autrement dit, dans les démocraties se manifestent toutes sortes d’imperfections et de failles. Mais Big Brother se rencontre dans les dictatures. Tel est le véritable message d’Orwell, qui s’appliquait toujours à respecter à la fois les faits et la logique.

Un message que se sont approprié tous les sociaux-démocrates de la terre…

A suivre…

LeJournal