Nanterre : l’engrenage meurtrier
Fautes policières ? C’est très probable. Mais les causes de cette tragédie dépassent le cas des deux fonctionnaires accusés
Plus on en sait, plus on frémit. Certes, la justice dira, in fine, quelles ont été les circonstances exactes de la mort du jeune Nahel qui a refusé d’obtempérer aux injonctions policières hier à Nanterre. Mais les éléments qui se font jour au fil des heures font froid dans le dos.
D’abord un tir à bout portant, qui ne laissait aucune chance au contrevenant. Ensuite des menaces de mort préalables proférées par un des deux policiers et enregistrées par vidéo. Puis ce mot terrible décrypté par ceux qui ont écouté attentivement la bande : « Shoote ! ».
Et pour compléter le tableau, une première version policière livrée aux médias selon laquelle la voiture menaçait la vie des deux fonctionnaires, contredite quelques heures plus tard par les images filmées par un témoin. Comme le reconnaissent les plus hautes autorités de l’État, voilà qui fait beaucoup.
Rien n’excuse évidemment les méfaits commis ensuite par des minorités violentes dans plusieurs villes de France. L’incendie d’une mairie annexe ou celui d’un centre de loisirs nuit à tous, à commencer par les citoyens des cités, aussi bien que les voitures brûlées ou les destructions de mobilier urbain.
Quant aux attaques perpétrées contre les forces de l’ordre, elles doivent être sévèrement sanctionnées. Mais on voit clairement à l’œuvre, entre la mort du jeune homme et les émeutes subséquentes, le mécanisme de cause à effet qui risque d’embraser les quartiers populaires comme lors des émeutes de 2005.
On met en cause les règles de légitime défense plus complexes instaurées en 2017. Sans doute serait-il plus simple de ramener la police à la loi commune, qui régit la légitime défense pour tous les citoyens. Mais c’est un peu court : simples ou compliquées, ces règles semblent bien avoir été violées de manière frontale au cours de cette intervention et l’on voit mal ce qu’un texte différent aurait changé à l’affaire.
En revanche, si les mots qu’on perçoit sur les vidéos ont bien été prononcés – ce qui est très probable – comment ne pas y voir l’indice d’un état d’esprit délétère ? Isolé ou répandu ? On ne sait et la prudence s’impose. Mais pour beaucoup de connaisseurs de la chose policière, il y a parfois – souvent ? – une formation insuffisante, un professionnalisme en défaut, et une « culture de l’intervention » qui ne correspond pas à la rigueur qu’on peut attendre de la police républicaine.
On entend bien que les refus d’obtempérer ont bondi en nombre et en gravité ces dix dernières années : quelque 27 000 en 2021, moitié plus que dix ans plus tôt, dont 5247 avec « risque de mort ou de blessures ». On sait que le respect dû aux forces de l’ordre s’amoindrit sans cesse dans certaines zones, que l’emploi des « armes par destination » contre la police devient monnaie courante, que les gangs de la drogue en viennent à contrôler des territoires entiers. Faut-il pour autant se résigner à ce climat d’hostilité systématique qui caractérise trop souvent les rapports entre la police et certaines parties de la population ?
La droite s’était beaucoup moquée, à l’époque, de la « police de proximité » mise en place par Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement. « Les policiers, disait Nicolas Sarkozy, ne sont pas des animateurs sociaux », ce qui donnait de cette réforme une image aussi fausse que caricaturale. En fait, les premiers résultats de ce rapprochement entre policiers et habitants des cités, à Toulouse par exemple, étaient notoirement encourageants et n’engendraient aucun « laxisme » dans la sanction.
Jacques Chirac ayant fait campagne sur l’insécurité, Nicolas Sarkozy voulant façonner son image de ministre de l’Intérieur sans faiblesse, l’expérience a été brutalement interrompue, au profit d’une doctrine plus musclée. Il y a là un péché originel que les gouvernements suivants n’ont pas pu, ou pas voulu effacer. Sachant qu’en dépit de méthodes soi-disant plus fermes, la délinquance a continué de progresser.
C’est dans cette direction, celle de la formation et celle de la présence permanente et intelligente de la police dans les quartiers, qu’il faut maintenant travailler, si l’on veut dépasser la nécessaire sanction immédiate pour s’attaquer aux racines du mal. Sauf à accepter les engrenages pervers qu’on voit se développer depuis deux jours.