4/ « J’oublie pour qui je travaille »

publié le 22/03/2024

Pour qui travaillent les journalistes?  Quoi de mieux que de leur poser la question, surtout s’ils sont lauréats du Prix Albert Londres. Par Samuel Forey ( Le Figaro)

Le journaliste du Figaro Samuel Forey, prix Albert Londres écrite, le 4 juillet 2017 à Paris - Photo par Eric FEFERBERG / AFP

« Comme tous mes autres semblables, j’étais un fouineur, un éternel insatisfait et parfois un fauteur de troubles inconscient. Je ne m’arrêtais jamais assez longtemps pour avoir le temps d’y réfléchir, mais mon instinct me semblait juste. Je partageais l’optimisme fantasque qui nous faisait croire que certains d’entre nous allaient de l’avant, que nous avions choisi la bonne voie et que les meilleurs du lot finiraient inévitablement par percer.

Mais comme d’autres, j’avais aussi le sombre pressentiment que la vie que nous menions était une cause perdue, que nous étions tous des acteurs qui nous abusions nous-mêmes tout au long d’une absurde odyssée. Et c’était la tension entre ces deux extrêmes, idéalisme tapageur d’une part, hantise de l’échec imminent de l’autre, qui continuait à me pousser en avant. »

Hunter S. Thompson Rhum express

“Who do you work for?” – la question est venue, les guillemets à l’anglaise et le point d’interrogation sans espace insécable, dans la bouche de mes interlocuteurs, collègues, interviewés, rencontres de passage, quand je me suis installé à l’étranger, en 2011, pour couvrir la révolution égyptienne. C’était nouveau, ou plutôt, c’était la première fois que répondre à cette question me posait un problème. Dans la période, finalement courte – mais dans la vingtaine, deux ans paraissent si longs ! –, pendant laquelle je faisais des piges à Paris, la question m’engageait moins – parce que je ne me sentais pas encore journaliste.

J’étais toujours un peu étudiant, soucieux de rester libre et de chercher mon propre chemin, plutôt que d’investir mon énergie à rejoindre une rédaction – le désir puéril et certainement narcissique d’y arriver tout seul. Je n’avais même pas de carte de presse. Il y avait, d’une part, la paresse d’entreprendre les démarches administratives. D’autre part, ce sentiment d’imposture – je ne m’estimais pas encore digne du sésame.

L’enjeu fut plus crucial, arrivé au Caire. D’une certaine manière, mon identité se réduisit à celle de journaliste. En plus de me faire vivre, c’est ma fonction qui me permettait d’obtenir mon visa, ma carte de presse égyptienne – indispensable, même dans les temps tumultueux d’une révolution qui se cherchait encore. La « situation » – à lire en français comme en anglais – était l’objet principal de mes questionnements, de mes conversations, de mon agenda, jusqu’à la façon de m’habiller – je vais rencontrer des amis, mais mettons de solides chaussures, prenons un carnet et un chargeur de téléphone, au cas où quelque chose se passe. C’est peut-être là que « le journaliste » est apparu. C’est d’ailleurs en 2011 que j’ai fait ma première demande de carte de presse. Et que j’ai commencé à me sentir à ma place, même si celle-ci était inconfortable, parce que j’étais indépendant et que j’avais plusieurs clients.

La question fatidique était plus rassurante en français – au moins, on voyait pour qui je travaillais, et dans cette génération de reporters qui se formait pendant la révolution, il y avait beaucoup de free-lance. En anglais, c’était autre chose. Je devais expliquer que Le Point était un hebdomadaire, que telle télé était une chaîne d’information en continu. Cela renforçait mon sentiment d’imposture – étais-je légitime ? Étais-je un vrai journaliste ? Je pirouettais souvent, assumant mal de ne pas être le correspondant d’un seul journal, tout en étant fier, par moments, de cette liberté qui me permettait de mener mon métier comme je l’entendais – et c’est dans cette contradiction que se cache la clé de l’énigme.

Je cherchais quelque chose. Quoi ? Je ne savais pas. La définition de l’errance. Mais, quelquefois, sur certains sujets, je comprenais – c’était ça, ce que je cherchais. Et je le trouvais aussi bien dans une série sur les forêts d’Île-de-France écrite pour Télérama Sortir, que dans le portrait d’une famille oblitérée par une frappe aérienne israélienne à Gaza, ou dans le récit d’une journée au cœur de la bataille de Mossoul.

Ça ? Le sentiment d’accomplissement quand j’avais eu l’impression d’être juste, sensible, clair et utile. Peut-être ai-je été inconsciemment marqué par l’injonction platonicienne du vrai, du beau et du juste. Là, j’oublie pour qui je travaille – que ce soit pour Le Point, Le Figaro, Les Inrocks, Libération… l’important, c’est que ça sorte, que ça sorte bien, et que ce soit lu – même un peu.

Journalistiquement, ça tourne autour de deux exercices. Le reportage, cet exercice si particulier, toujours insatisfaisant, de restitution du réel – là où il faut être juste et sensible. Et l’enquête – où l’on doit être clair et utile. Le premier puise dans le plaisir d’écrire. Le second, dans celui de trouver – ce goût, très enfantin encore, de la chasse, de la traque, d’aller jusqu’au bout. Le reportage, c’est souvent un plaisir personnel, voire narcissique – être là « où ça se passe », sentir le monde bouger sous ses pieds, correspondre à l’image fantasmée du reporter. L’enquête satisfait une ambition plus collective, voire citoyenne – je travaille pour informer le public d’une chose qu’il ne connaît pas. Et se battre pour l’intéresser, sans racoler. Cela engendre deux défauts. Celui de surécrire, quand je n’arrive pas à trouver les mots justes. Et de manquer d’une vision d’ensemble, je suis trop obsédé par les détails et n’aime pas la sécheresse stylistique de l’analyse.

Par instants, on est la petite pièce d’un immense mécanisme. En 2015, lors d’une correspondance de six mois en Turquie, j’ai écrit, comme tous mes collègues, de toutes nationalités et de tous médias, sur l’exode migratoire des Syriens. Pendant plusieurs mois, des milliers de sujets ont nourri les journaux, les télés, les radios, les sites internet. Jusqu’à ce qu’en septembre, comme une goutte qui déborde, la photo du petit Aylan bouleverse l’opinion, et pousse Angela Merkel à accueillir un million de réfugiés en Allemagne.

J’ai fait mon infime part du boulot. Et après, il faut toujours recommencer. C’est un travail ingrat, mais passionnant, car perfectible – on peut toujours être plus juste, plus sensible, plus clair, plus précis, et de temps en temps ça marche. On a changé quelque chose, la perception dans la tête de quelqu’un, le point de vue du pouvoir. Quelle que soit la dimension égocentrique de ce métier, qu’on nous reproche ici et là, la dimension collective, pour moi, l’emporte. Le journaliste écrit ou diffuse parfois pour lui, mais toujours pour les autres. Une histoire qui n’est pas publiée n’est pas du journalisme – c’est un journal intime.

Souvent, on a l’impression que « ça ne change rien ». Mais le simple fait de participer à la construction d’un savoir collectif, de garder le souci du fait, d’assurer ce journalisme du quotidien contribue, j’en suis convaincu, à informer des citoyens plus libres et plus responsables – et c’est épanouissant en soi. C’est un questionnement permanent, et cela m’invite souvent à penser contre moi-même et à accepter de me tromper. Ces remises en question font entrer de nouveaux savoirs, de nouveaux mondes – et m’emporte encore dans cette soif de découvrir, apprendre, comprendre – et retranscrire.

C’est quand, paradoxalement, je sors la tête de mon métier, de mon identité de journaliste, que je commence à me demander pour qui je travaille – parce qu’il faut bien vivre, ma bonne dame, mon cher monsieur. L’amour, l’eau fraîche et le journalisme nourrissent mal. J’ai presque toujours été indépendant. J’ai toujours testé les limites de mes employeurs, pour voir à quel point je pouvais être libre. À un moment, le journaliste se doit d’être un fouteur de merde, et plus ça éclabousse, plus il aime. Cette quête est essentielle. On me demande souvent si je peux écrire ce que je veux. La liberté n’est jamais acquise, elle est toujours conquise. Tout en gardant à l’esprit qu’on ne peut pas tout détruire.

C’est peut-être ça, la tension entre les deux extrêmes dont parle Hunter S. Thompson – la recherche de la liberté individuelle, tout en ayant conscience de sa responsabilité de citoyen. L’articulation du plaisir personnel et de la mission collective. Pour qui travaille le journaliste ? Pour ce point d’équilibre entre lui et les autres – cette position médiane qui a donné le nom aux supports pour lesquels il publie. À lui de trouver l’équilibre.

Samuel Forey

Samuel Forey, du Figaro, a couvert la bataille de Mossoul. Alors âgé de 36 ans, il a été blessé lors de l’explosion qui a coûté la vie à trois collègues journalistes : Véronique Robert, Stephan Villeneuve (France) et le journaliste kurde Bakhtiyar Haddad.

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4/ « J’oublie pour qui je travaille »


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