6/ Sammy Ketz: « J’écris pour le monde »

publié le 12/04/2024

Pour qui travaillent les reporters?  Quoi de mieux que de leur poser la question. Cette semaine, Sammy Ketz. Prix Albert Londres

Le grand reporter de l'Agence France Presse pour le Moyen-Orient, Sammy Ketz, à Paris le 11 décembre 2018 - Photo par Lionel BONAVENTURE / AFP

Écrire pour des gens qu’on ne connaît pas, sur des sujets qu’on méconnaissait la veille et qui feront peut-être la une demain, voilà comment peut se résumer notre métier d’équilibriste. Vivre dans le paradoxe. La première image que je garde de la plupart de mes reportages, c’est rouler à vive allure en sens contraire de ceux qui fuient, c’est se précipiter vers le danger pour interroger ceux qui cherchent à tout prix à en échapper, c’est décrire l’élan vers la vie, nous qui nous dirigeons vers la mort, c’est d’agir à l’inverse d’une personne sensée… pour raconter.

Premier flash : je suis en Iran, en 1980, juste après la chute du shah, quand le nouveau pouvoir s’est lancé dans une guerre sans merci contre les autonomistes kurdes. L’aviation bombarde la population, et moi, novice, mon premier réflexe est de me réfugier dans une maison, plus précisément dans un four à pain. Je réagis comme l’autruche qui met la tête dans le sable, pensant que si elle ne voit pas le danger, le danger l’épargnera.

Par chance, un combattant kurde me sort de ma « cachette » et m’oblige à m’allonger sous un arbre. C’est mon baptême du feu. Je me demande ce que je fais là, moi qui viens d’être père et qui risque de ne jamais voir mon enfant grandir pour écrire mon premier papier du front. Moi, le spectateur, je décris le moment de vie partagé avec les acteurs de la guerre, qu’ils soient civils ou hommes en arme. Je recueille leurs confidences, leurs réactions, leur peur. Je veux que le mot « guerre » signifie quelque chose de vécu, que le champ de bataille devienne un espace dangereux et à vif.

Quelques années plus tard, je visite, avec ma femme, certains de mes champs de bataille au Liban. C’est le printemps, la terre est parfumée et le sol est tacheté de coquelicots rouges. Un paysage pastoral où il n’y a pas si longtemps le sang coulait et le canon tonnait. « Alors, tu vois ici, lui dis-je, j’ai couvert une furieuse bataille entre des combattants du PPS et PCL. » « Entre qui ? Personne ne les connaît plus ? », me répond-elle ironique. « Et c’est pour raconter ces guerres picrocholines que tu as pris de tels risques, que tu as manqué de perdre un bras, une jambe, la vie. D’ailleurs, avec le recul, toutes les guerres sont picrocholines », m’assène-t-elle.

Chaque fois que je rédige un article, je me pose cette question : Pour qui écris-je ? Ma réponse est d’abord hésitante et variable.

Mais quand j’arrive au but après avoir surmonté de périlleux obstacles, quand je sais que je vais décrire ce que j’ai vu, transmettre les émotions que j’ai ressenties, restituer les témoignages de ceux qui m’ont confié leurs souffrances, le soulagement de ceux qui ont échappé à la mort, les espoirs de ceux qui essaient de bâtir une nouvelle vie après avoir subi l’innommable, le sourire espiègle des enfants qui jouent sur un terrain où leurs aînés se sont affrontés, la réponse est limpide. « J’écris pour le monde. »