7/ Week-end à Lanzheron
Carte postale d’un dimanche à la plage, entre transats, mines sous-marines et missiles.
Je ne connais pas d’autre ville qu’Odessa, à part Beyrouth, où on plante son parasol sur le sable de la guerre. La télé, les journaux et les réseaux sociaux bruissent de l’offensive de l’armée ukrainienne à Koursk, de la réaction brutale des Russes, leurs drones Shahed qui tuent un père et son fils dans une rue de Kiev, d’autres civils à Zaporijia ou Kherson et incendient la Maison des Arts de l’Enfance à Kharkiv.
Et là, devant nous, la guerre semble s’être évanouie, le long de ces deux cents mètres de sable fin, beige clair, encadré par des quais de béton qui s’avancent dans une mer bleu marine, dont l’un en forme de bateau fantomatique, proue tournée vers le large, surmonté d’une cabine de ferraille rouillée en guise de passerelle du commandant.
La plage populaire de Lanzheron est bondée ce dimanche. Tout autour, un bric-à-brac de constructions où se côtoient le baroque futuriste et le parfaitement décati, quelques hôtels de charme, une cabane abandonnée et des transats en ligne, serrés, à l’italienne. Il fait grand beau et très chaud. Les bars s’appellent le « Santa Fe » ou le « Santa Barbara », des enceintes crachent les derniers tubes internationaux, les enfants sont plus blonds que les blés, les hommes forts et tatoués, les mammas volumineuses et personne ne boude son plaisir d’être vivant, et de grignoter des épis de maïs en buvant de la bière.
Le nom, Lanzheron, vient de Louis Alexandre Andrault de Langeron, aristo français qui a échappé à la guillotine et a préféré émigrer dans la Russie du Tsar après la Révolution française. Devenu général dans l’armée impériale russe, actif sur le champ de bataille contre les Ottomans et l’armée de Napoléon, l’homme, remarquable réformateur, nommé gouverneur d’Odessa, est crédité d’avoir transformé la ville en une grande cité commerciale prospère, moderne et cosmopolite. Grand séducteur, rebaptisé comte Grigori Alexandrovitch Langeron, il a même partagé le lit de l’impératrice Catherine II, connue pour son grand cœur et sa francophilie. On l’a oublié mais, à l’époque, toute l’élite d’Odessa s’entretenait en langue française.
L’Histoire est passée, les Russes sont restés, les Soviétiques et les nouveaux riches de Poutine ont envahi les hôtels des plages d’Odessa. Ils étaient chez eux, jusqu’à la guerre. Aujourd’hui, ils bombardent leurs anciennes plages, et les Ukrainiens, venus de l’ouest, de Lviv, de Ternopil, de Tchernivtsi ou de Kiev, les ont remplacés, eux qui ne peuvent plus aller en vacances en Crimée occupée.
La plage est belle, mais la mer Noire brûle et l’amnésie a ses limites. Témoin ces panneaux – « Attention ! Danger. Mines » – qui balisent les côtes autour d’Odessa. Lanzheron en est préservée grâce à une digue sous-marine conçue comme un brise-vagues, mais a l’avantage d’arrêter les mines antipersonnelles qui dérivent au gré des courants. Toute la côte est infestée. Par les Russes qui ont miné à l’aveuglette pour imposer un blocus à la région et bloquer son économie ; par les Ukrainiens qui ont longtemps redouté le débarquement des soldats de poutine. À Zatoka, au sud d’Odessa, un geyser puissant a mis fin à la baignade des inconscients. Le sable et l’eau soulevés à vingt mètres de hauteur et du sang sur la plage : trois morts, deux blessés graves.
Venus de la mer, d’énormes nuages blancs ont commencé à converger au-dessus de nos têtes. L’orage n’est pas loin. D’ailleurs, le voilà. Un bruit d’enfer sur les tôles suivi d’un rideau de pluie tropicale qui étale les vagues. On frôle l’inondation. De quoi vider une plage française en moins de dix minutes. Qu’est-ce que cela change, ici ? Rien. Un vieux sourit en rajustant sa casquette de marin, les mômes sautent des quais dans la mer bouillonnante et les hommes commandent une autre bière. Quand on a l’habitude d’un déluge de drones et de roquettes, ce n’est pas une averse d’eau tiède qui peut vos effrayer…