À quoi joue le Qatar ?
Médiateur pour les otages du Hamas qu’il accueille et protège, ouvert à l’occident, maître de l’ambiguïté et du double jeu, le Qatar est un exemple de stratège des Frères musulmans.
Hôte amène des caciques du Hamas, soutien opiniâtre des Frères musulmans, fondateur d’Al-Jazeera, hostile au protocole d’Abraham *, proche de la Russie Poutinienne (accord de défense et de coopération militaire d’octobre 2017) mais aussi volontiers partenaire des États-Unis, auxiliaire de ses interventions (en Libye en 2011) investisseur de poids chez le Grand Satan occidental, interlocuteur… d’Israël et lobbyiste de la libération d’otages choisis du Hamas : l’on s’y perd, à quoi joue le Qatar ?
Plusieurs éléments de clarification peuvent certes apporter réponse cet apparent grand écart du richissime (le Qatar, puissamment armé, est le cinquième producteur mondial de gaz naturel) petit état sunnite et wahhabite du Golfe, mais le principal demeure le suivant.
Contrairement à l’Iran, son concurrent direct dans le financement des groupements terroristes qui répondent par le crime à la politique brutale du gouvernement d’Israël par une extrême-droite vivement contestée en son sein démocratique, le Qatar pratique une politique très ostensiblement inspirée par le Frérisme honni, par exemple, des Saoudiens et de Bahreïn : il joue à plein la carte du « soft-power », de l’influence agile, en tenant les deux extrémités d’un fil diplomatique où prévaut une dialectique alliant volonté de rayonnement international et de leadership régional.
Sur le plan international, la préservation des intérêts commerciaux et financiers du Qatar le conduit à entretenir un dialogue constant avec toutes les puissances susceptibles de nuire à un entrisme dont il sait cultiver la finesse et entretenir l’éclat, comme l’organisation de la Coupe du monde football 2022 : le Qatar fait ainsi en sorte de « soigner » des terres de conquête économique et concurremment spirituelle pour vendre, acheter et pratiquer, ce faisant, la conquête des cœurs et des âmes des démocraties que sa prodigalité anesthésie.
Sur le plan régional, il opère, protégé par son rôle d’intermédiaire, un mouvement vers le leadership du monde sunnite que leur entrée dans le protocole d’Abraham rend certains de leurs voisins incapables d’exercer aux yeux des populations radicalisées qui y ressortissent. Il donne à ces populations des gages d’implication dans la mise en péril d’Israël – en finançant de façon indirecte, en accueillant, en n’extradant pas- sans cesser de contester la puissance des mollahs de Téhéran dont il est le concurrent direct en la matière.
En un mot, nul grand écart, tout au plus l’application d’une stratégie exemplaire issue de la pensée du frérisme, une pensée où domine l’idée d’un double jeu opératoire dans lequel le commerce nourri avec l’ennemi objectif forme le premier degré de sa mise au pas.
L’affaire des libérations d’otages est à cet égard tout à fait parlante : comment l’ami et le financeur du Hamas peut-il en contester les entreprises ? Mais c’est qu’il ne les conteste qu’en apparence… la main tendue pour les libérations d’otages – libérations qui attestent s’il en était besoin la proximité du Qatar et du Hamas – est le meilleur moyen pour Doha de mener à bien cette politique d’emprise douce dont la visée n’est nullement distincte de celle de ses voisins moins « subtils ».
* Le 1er avril 2022 , Israël et les Émirats ont conclue un accord de libre-échange. Cet accord porte sur une suppression des droits de douane pour 95 % des échanges entre les deux pays, dont les produits agricoles, cosmétiques et pharmaceutiques.
Emmanuel Tugny, ancien diplomate