Adler, la mémoire d’Alexandre
Mort à 72 ans, Alexandre Adler, poète de la géopolitique, érudit sans limite, amoureux de la vie et conteur inépuisable, a hanté la scène parisienne
C’était à Libération, où nous étions tous deux journalistes dans les années 1980. Alexandre Adler et moi avions été mobilisés au lendemain d’un premier tour de législatives pour une corvée traditionnelle : donner, circonscription par circonscription, une brève analyse du vote et des éléments pour le second tour. J’avais posé sur mon bureau la pile des dossiers départementaux, Adler était resté debout derrière moi.
Je prends le premier dossier et j’annonce : « Première circonscription de l’Ain ». Je m’apprêtais à lire les résultats du lieu pour rédiger la première note quand j’entends Alexandre derrière moi : « Le candidat de l’UDF est un médecin démocrate-chrétien bien implanté, il a réalisé 34% au premier tour, il est en ballotage défavorable pour le second tour avec un socialiste tendance Chevènement, qui émarge à 29%, mais qui bénéficiera du désistement du communiste, un tenant de la ligne Marchais, ancien résistant dans le département, très respecté. » Toutes précisions qui correspondaient au dossier ouvert sous mes yeux.
Tu as des attaches dans la circonscription ? demandé-je à Alexandre.
Non, mais j’aime bien étudier la carte électorale à mes heures perdues.
Je prends le dossier suivant : « Deuxième circonscription de l’Ain ». Alexandre reprend la parole : « C’est un RPR tendance Debré qui devrait l’emporter, notaire dans le chef-lieu, réélu depuis 1962, il a manqué l’élection au premier tour et il devrait battre le candidat communiste, ancien de l’Union locale CGT, d’autant que le candidat centriste, un ancien de la JEC, est très anticommuniste. » (1)
Tu les connais toutes par cœur ?
Presque, dit mon camarade, avec un détachement modeste.
Ainsi était Alexandre Adler, dont l’invraisemblable mémoire était le premier trait distinctif. Il savait à peu près tout sur tout et bluffait son entourage par une érudition à la limite de la pathologie. Quand il s’ennuyait dans une réunion, il écrivait sur un petit carnet la liste des délégués aux congrès du PCUS de l’entre-deux guerres, au moment de la prise de pouvoir par Staline (ils étaient plusieurs centaines).
Dans ces années Libé, nous étions au moment de l’ouverture de l’empire soviétique décidé par Mikhaïl Gorbatchev. Il avait été embauché au journal après avoir décrit par le menu, devant Serge July, les rapports de force entre les tendances qui s’affrontaient au sein du PCUS, avec des précisions sur l’itinéraire de chacun des membres de instances dirigeantes, pimentées de quelques indiscrétions sur leur femme ou leur maîtresse. Tout en précisant avec un rire sonore qu’il n’avait jamais mis les pieds en Union soviétique.
Nulle vanité, nulle hypocrisie dans cette hypermnésie, dont il faisait plutôt des numéros à la profusion comique dans les dîners entre amis. Alexandre aimait rire et prenait la vie du bon côté, notamment à table où il passait des heures à plaisanter ou à conter des dizaines d’anecdotes, tout en engloutissant la moitié de la carte. Il était particulièrement friand des films de Blake Edwards, qu’il voyait et revoyait en gratifiant d’énormes éclats de rire les facéties de l’inspecteur Clouseau incarné par l’inénarrable Peter Sellers.
Normalien des années 1970, agrégé d’histoire, il avait tout lu, tout mémorisé, et, après un passage à la SFIO, secondait les intellectuels du PCF dans leur travail idéologique, membre distancié et cérébral du parti de la classe ouvrière. Déjà en discrète dissidence, il avait signé un livre collectif intitulé L’URSS et Nous, titre à double sens dont on avait vite compris qu’il recelait une impertinente contrepèterie et devait se prononcer L’Ours est Nu.
Il travailla dix ans à Libération, puis à Courrier international, au Monde, à Europe Un puis au Figaro, tout en menant une brillante carrière universitaire, appliquant son républicanisme de stricte obédience – il était franc-maçon assidu et titré – à un opportunisme bonhomme, qui l’avait conduit de l’entourage de Marchais à celui de Mitterrand, puis de Hollande et de Fabius et enfin à celui de Jacques Chirac, l’homme de la cérémonie du Vel’ d’Hiv et de la fracture sociale.
Fascinant ses auditoires par ses innombrables histoires émaillées de détails inattendus et où, pour qui cherchait ensuite à vérifier ses analyses, on détectait, à côté des informations réelles, quelques ajouts bienvenus nés de son imagination.
Sensible à tout ce qui touchait au sort des juifs et d’Israël – toute sa famille paternelle était morte en déportation – il nuançait ses convictions républicaines par une indulgence de principe pour la politique israélienne, quelles que fussent ses incertitudes et ses errements. Usant enfin de son érudition pour construire une œuvre d’essayiste en géopolitique, ami d’Henry Kissinger, il avait publié de nombreux livres, dont l’un d’entre eux, – J’ai vu finir le monde ancien – fut un best-seller de l’après 11 septembre.
Le tout accompagné d’une délicatesse et d’une générosité légendaires dans les rapports humains, qui en faisait, avec son épouse philosophe Blandine Kriegel, elle-même fille d’un glorieux résistant communiste, l’un des personnages les plus prisés de la scène parisienne, au cours de repas mémorables auxquels il faisait honneur sans limite.
Il est sans doute mort d’avoir trop vécu… Il laisse à ses amis une mémoire chaleureuse et un vide que le chagrin ne peut combler.
Ces précisions sont ici données de mémoire.