Affaire Aldo Moro : la défaite du complotisme

publié le 18/03/2023

« Esterna notte » ( Marco Bellochio ), sur Arte, nous replonge au cœur de l’ affaire Moro qui hante l’Italie depuis plus de quarante ans.

Aldo Moro - Photo Arte

Affaire Moro : la défaite du complotisme

            En six épisodes (visibles sur Arte), le grand cinéaste retrace minutieusement l’enlèvement, la séquestration puis l’assassinat du leader de la Démocratie Chrétienne, personnage christique tout en subtilité et en humanité, artisan du « compromis historique » entre la droite italienne et le Parti communiste d’Enrico Berlinguer. Par son récit détaillé de cet événement majeur de l’histoire contemporaine, il suggère au passage quelques leçons politiques utiles.

            Prenant successivement le point de vue des principaux protagonistes (le ministre Cossiga, l’épouse de Moro, le Pape, les terroristes des Brigades Rouges…), Bellochio livre une vision subjective, poétique même, de l’événement, pénétrant avec les moyens de l’artiste dans la psychologie profonde des personnages. Mais cette vision littéraire, parfois onirique, s’appuie aussi sur une documentation complète et les faits sont restitués avec rigueur et précision.

La mort de Moro a suscité d’innombrables « théories du complot » toutes plus romanesques et ténébreuses les unes que les autres

. Au moment de l’affaire, puis dans les années qui ont suivi, la mort de Moro a suscité d’innombrables « théories du complot » toutes plus romanesques et ténébreuses les unes que les autres. On a imputé l’événement à une machination des services secrets, italiens ou américains, à l’influence pernicieuse de la « loge P2 », ce groupe maçonnique présent au cœur de l’État italien, à l’action secrète d’agents du bloc soviétique, aux intrigues délétères de la Démocratie Chrétienne, ce parti dominant clientéliste, manœuvrier et pénétré par la corruption qui craignait, disait-on, les révélations que Moro pouvait faire sur ses turpitudes politiques, etc.

Or le diagnostic de Bellochio, appuyé sur les archives, les enquêtes de presse et sur le témoignage ultérieur des acteurs, soigneusement recoupés, aboutit à un diagnostic plus simple, quoique tout aussi tragique : le seul complot de l’affaire Moro a été organisé de bout en bout par les Brigades rouges, le plus dangereux des nombreux groupes terroristes qui ont ébranlé la démocratie italienne pendant les « années de plomb ».

Les activistes armés qui ont enlevé Moro et fini par l’exécuter, avaient pour but de faire libérer leurs camarades emprisonnés et d’obtenir du même coup une forme de reconnaissance politique par l’État italien, qui aurait consacré leur prestige et leur prééminence au sein de la nébuleuse révolutionnaire italienne. Ils voulaient, au passage, ruiner la stratégie de « compromis historique » prônée par le PCI, qu’ils tenaient pour une « trahison de la classe ouvrière ».

C’est pour cette raison qu’une fois Moro assassiné, ils ont abandonné son corps dans une rue de Rome, la via Caetano, située à mi-chemin du siège du PCI et de celui de la Démocratie chrétienne.

Le gouvernement démocrate-chrétien, conseillé par un spécialiste américain des prises d’otages, a choisi la voie de la fermeté, sacrifiant ipso facto Moro à la défense des institutions.

Après une longue hésitation, émaillée de tractations complexes avec les brigadistes, menées par des intermédiaires divers et par l’Église catholique, très attachée à la personne de Moro, le gouvernement démocrate-chrétien, épaulé en coulisse par le Parti communiste, conseillé par un spécialiste américain des prises d’otages, a choisi la voie de la fermeté, et refusé toute concession aux Brigades Rouges, sacrifiant ipso facto Moro à la défense des institutions, au grand dam de la famille de l’otage et d’une partie de l’opinion italienne.

Piégé par sa propre intransigeance, le groupe terroriste, après un débat interne dramatique, a décidé d’assassiner son prisonnier pour continuer sans faiblesse dans la voie de la lutte armée et maintenir son crédit au sein de la mouvance révolutionnaire. Nul deus ex machina, nulle puissance secrète et maléfique, nul complot international dans l’affaire Moro, donc, mais bien plus le classique et tragique dilemme imposé aux autorités politiques par le chantage terroriste à l’enlèvement.

Nul deus ex machina, nulle puissance secrète et maléfique, nul complot international dans l’affaire Moro

Une interprétation courante, en France notamment, et à un moindre degré en Italie, stigmatise l’hypocrisie, ou l’inhumanité, des dirigeants de la DC, qui ont froidement sacrifié l’un des leurs à la raison d’État, pour organiser ensuite des funérailles nationales et des hommages solennels et pompeux.

Mais là aussi, le film de Bellochio nuance le propos, même s’il donne des chefs de la DC un portrait cruel et véridique. Les « années de plomb », prolongement violent des révoltes ouvrières et étudiantes qui ont émaillé la vie des démocraties de l’ouest autour de 1968 ont représenté un défi majeur en Italie.

Largement répandue et légitimée dans les milieux intellectuels dans un pays encore marqué par le souvenir brûlant du fascisme, par les actions violentes perpétrés par l’extrême-droite dans le cadre de la « stratégie de la tension », l’idée de lutte armée menaçait la stabilité de la fragile démocratie italienne. Les tares évidentes du régime servaient de justification aux groupes armés qui prétendaient poursuivre la saga de la résistance au fascisme et au nazisme pendant la guerre mondiale.

Mais dans une analyse politique biaisée, leur action était dirigée non contre les éléments fascisants de la société italienne, mais directement contre les institutions démocratiques, dans le but non de sauver les libertés publiques, mais d’imposer à l’Italie une utopie communiste, au moment même où le communisme soviétique commençait à se fissurer, ébranlé par son échec économique et par la dissidence croissante de la population.

Aveuglée par son maximalisme et sa conception fantasmatique de l’Histoire, l’extrême-gauche armée a provoqué la mort de centaines de personnes, blessé des milliers d’autres, policiers, douaniers, fonctionnaires, journalistes, ouvriers ou intellectuels.

Dans une analyse politique biaisée, l’action des BR était dirigée non contre les éléments fascisants de la société italienne, mais directement contre les institutions démocratiques

Dans ces conditions, l’enlèvement de Moro plaçait les dirigeants politiques devant une alternative impossible, dont les deux branches étaient également redoutables. L’humanité commandait de sauver Moro en acceptant les demandes des BR, comme une grande partie de l’opinion le souhaitait et comme l’Église le préconisait.

C’est un fait que les États-Unis, par le truchement de leur conseiller, ont fait pression pour le refus de toute négociation, c’est-à-dire pour l’abandon de Moro à son sort au nom « de la lutte contre le communisme », même si la décision finale est revenue au gouvernement italien. A cette solution cruelle, on préfèrera celle des concessions destinées à faire libérer l’otage. Mais pour être complet, on rappellera que le « parti de la fermeté » en Italie n’était pas limité au camp conservateur ou aux conseilleurs américains.

L’humanité commandait de sauver Moro en acceptant les demandes des BR, comme une grande partie de l’opinion le souhaitait et comme l’Église le préconisait.

Le PCI en voie de déstalinisation sous l’impulsion de Berlinguer, tout comme les grands syndicats ou encore un journal de centre-gauche comme la Repubblica, plaidaient sans relâche le refus de céder à la pression terroriste, estimant que les concessions auraient conduit au renforcement des Brigades Rouges et la mort de bien d’autres personnes.

Chacun jugera de ce choix tragique en fonction de sa conscience, mais Bellochio nous montre, finalement, que la mort d’Aldo Moro ne traduit pas la perversité intrinsèque du pouvoir, mais bien plus les choix tragiques qui sont souvent le lot des dirigeants politiques.

La mort de Moro, en horrifiant l’Italie, a donné le signal du déclin des Brigades rouges.

Au final, elle exprime aussi la résilience des systèmes démocratiques, aussi imparfaits soient-ils. La mort de Moro, en horrifiant l’Italie, a donné le signal du déclin des Brigades rouges. La loi sur les repentis a décimé les ranges des activistes armés, qui se sont rangés ou bien ont désavoué leur propre action, et les lois d’exception passées au moment des « années de plomb » ont été rapportées une fois le calme revenu.

Aussi brinquebalante qu’elle ait été, la démocratie italienne a survécu, pour affronter d’autres épreuves qui ont pour nom Berlusconi, Salvini ou Meloni. En dépit de ces tribulations, elle est toujours debout, alors que l’entreprise brigadiste, qui prétendait incarnait l’avenir du monde, est désormais un objet d’étude historique tragique et désuet.

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