Ahou ou l’Espérance
Le 2 novembre, au grand galop des réseaux sociaux, le monde entier découvrait les vidéos d’une étudiante dévêtue devant l’université Azad de Téhéran. L’image est déjà un symbole.
Le 5 juin 1989, le monde, fiévreux, à l’orée de la « fin de son Histoire » putative, se voit de façon spectaculaire désigner un devenir inespéré : un manifestant de la place Tian’anmen se dresse devant les colonnes de chars du vieux Deng Xiaoping dont il ne peut endurer plus longtemps le balourd despotisme, quelque réformiste qu’il soit en comparaison de celui, monstrueux entre tous, de l’impassible Moloch Mao.
Il est en chemise – le classicisme romanesque eût écrit « en cheveux » -, il est une façon de Christ hâve et désarmé, désarmant, et l’image use de sa faramineuse fragilité pour pratiquer, à son plus haut degré d’intensité, l’inversion du rapport ordinaire, convenu, des forces.
Nous sommes le 5 juin 1989 et, en un de ces intenses retournements du sens qu’évoque Guy Debord dans La Société du spectacle, le faible assène au fort une leçon de force, le fort subit du faible l’épreuve de sa faiblesse.
Cul par-dessus tête, le monde à l’envers se fige un instant en monde du droit et semble se racheter ou pointer du doigt son horizon de justice. David a raison de Goliath, Judith d’Holopherne, Jésus des Pharisiens, Gavroche de Polignac ; la suzeraineté sacrée s’est tout entière transférée, comme le décrit René Girard dans La Violence et le sacré, dans le sein du fragile. Le déroulement du film de l’Histoire l’a subliminalement signalé à l’œil de la nation des hommes : elle chemine vers un souverain Bien.
Le même « spectacle », c’est à dire la même concentration de signification en un objet offert au regard, vient de nous être administré par une étrange beauté purpurine dégagée du décor cinéraire d’un campus d’Iran, par une beauté rédemptrice qui, à l’instar de ses sublimes devancières, tire des larmes du cœur que calamine l’amoncellement saumâtre des événements du jour, le « formidable artichaut de nouvelles qui rancit, déjà » de l’aigre Céline.
« Vierge et martyre », Ahou Daryaei est saisie par un regard anonyme – et par là universel – dans l’intrépidité effrontée d’un pas qui défie, bougon, ce qui n’est pas relativement mais absolument et de l’ordre de la force et de l’ordre du mal : l’assujettissement du corps féminin à une vision masculine « débile » au sens strict du mot, angoissée, terrifiée, et partant gauchie et bornée, de ce qu’est, au monde et au-delà, la « pureté ».
Ahou Daryaei nous fait battre le cœur, elle nous tire les larmes parce qu’inversant le rapport absurde des forces instauré dans le temps, elle est la puissance éminente qui le souligne et qui en désigne l’issue, la puissance vraie du bien qui défie à mains nues, toison de jais au vent, le dragon mondain et qui, tout soudain, en vient à bout et réenchante le devenir.
À Ahou Daryaei, puissante entre les puissantes, enchanteresse et rédemptrice, l’Histoire en marche devra ce qu’elle doit aux témoins du postulat de son exorde heureux : la reconnaissance à celui qui sut espérer et susciter l’espérance.
En juin 1989, en novembre 2024, deux corps livrés au tumulte du récit des hommes en auront écrit sous nos yeux rougis le beau, le superbe dénouement.