Alain Louyot: « Servir l’Histoire »
Pour qui travaillent les reporters? Quoi de mieux que de leur poser la question. Cette semaine, Alain Louyot, Prix Albert Londres (*)
« Écrivez monsieur, écrivez pour l’Histoire ! » Se frayant difficilement un passage au milieu de la foule déchaînée, ce vieil Iranien vient m’interpeller en français tandis que, bousculé par les émeutiers hurlant « Drud bar Khomeyni ! » (Vive Khomeyni !), « Marg bar Shah ! » (Mort au shah !) et « Marg bar Amrika ! » (Mort à l’Amérique !), je m’efforce de prendre quelques notes sur mon inséparable petit carnet à spirale.
Téhéran s’embrase en ce début 1979 avec ses barricades, ses autodafés de portraits impériaux, ses statues équestres de bronze déboulonnées puis abattues par des grues de chantier, ses brasiers de bouteilles d’alcool proscrites au nom de l’Islam… En fait, historien du présent sans vraiment en avoir conscience – un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose –, pour l’heure, j’assiste, fasciné, à l’effondrement de deux mille cinq cents ans de monarchie. Et ne pense qu’à téléphoner bientôt à ma rédaction afin de dicter ma « cover story » où je raconterai en détail cette folle journée aux lecteurs de notre newsmagazine.
Non, je n’ai pas alors la prétention d’écrire pour l’Histoire. En l’instant, j »ai juste conscience de ma chance extraordinaire d’exercer un métier, ou plutôt un artisanat, qui me fait le témoin de ces moments inoubliables, de ces événements qui, demain sans doute, feront partie de l’Histoire.
« Historien de l’instant » le journaliste, comme l’a écrit Albert Camus ? En tout cas, c’est un « passeur » de ces moments, de ces tournants, de ces drames auxquels il assiste. « Il nous faut ausculter, comme me l’écrivait Lucien Bodard, les palpitations de notre planète. » Il nous revient en effet de rapporter, le plus fidèlement possible, toutes ces « choses de la vie » des autres, ces faits qui, demain, nourriront peut-être la réflexion et éclaireront le travail de l’historien à la recherche du « sens » des événements. Voilà notre humble et belle mission.
La petite histoire qui permettra un jour de comprendre la grande, en somme. Assister, en ce début de novembre 1989, à ces coups de pioche ou de marteau frappés contre le mur de Berlin par une foule ivre de liberté, ne remplacera certes pas une longue et savante analyse géopolitique de la Guerre froide et du démantèlement de l’URSS. Mais rapporter cette scène bouleversante et traduire l’émotion des jeunes Berlinois de l’Est découvrant, les larmes aux yeux, les lumières de l’Ouest tant fantasmé au travers des premières brèches du « Mur de la Honte », c’est déjà apporter sa première pierre à l’écriture de l’Histoire. Car celle-ci exige par rapport à la couverture de l’actualité, davantage de temps, de réflexion, de recul.
Si Albert Londres ne s’était pas rendu dans les geôles immondes du bagne de Cayenne ou s’il n’avait pas été le témoin, dans les années 1920, des souffrances des ouvriers africains traités quasiment en esclaves sur le chantier de la voie ferrée Congo-Océan (il fit 17 000 victimes ; « une traverse, un mort » résumait Albert Londres) sans doute la prise de conscience de l’inhumanité du système pénitentiaire d’alors, de la déportation ou des dérives du colonialisme, eut davantage tardé… Albert Londres par ses reportages où il « trempait la plume dans la plaie » a certainement changé, ou du moins, accéléré le cours de l’Histoire.
L’émotion ressentie par le journaliste, et qui la partage « à chaud », « à vif » avec ses lecteurs, tranche avec la froideur assumée de l’Historien. Ce dernier entend « prendre de la hauteur » au risque de délaisser ce qui se passe à hauteur d’homme, sur le terrain. Son propos n’est pas de rapporter les souffrances et les épreuves des populations comme celles des civils ukrainiens pris, des mois durant, sous le déluge des bombardements russes.
Bien sûr, pour être « sur le terrain » et au plus près des événements, de la réalité quotidienne des hommes, bref des « choses de leur vie » – et parfois de leur mort – le journaliste, auxiliaire en amont de l’historien, se doit d’être rigoureux. De ne pas se laisser déborder par l’émotion. Raconter l’horreur des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, lors des massacres de 1982 perpétrés par les milices chrétiennes avec la complicité de l’armée israélienne occupant alors Beyrouth, est important. Il faut certes décrire les amoncellements de cadavres, les femmes, enfants et vieillards mutilés avant d’être abattus d’une rafale, évoquer l’odeur âcre de la mort dans les ruelles…
Mais le reporter, au-delà de son émotion légitime, se doit aussi de rapporter, le plus précisément possible par un premier travail d’enquête, le nombre des victimes, les circonstances exactes de cette tragédie. Et tenter d’évoquer, prudemment, par des indices et témoignages, les pistes de responsabilité déjà envisagées. Aux commissions d’enquête officielles et aux historiens de poursuivre, ultérieurement, le travail ébauché par le reporter.
« Les feux de l’actualité sont aveuglants et ils n’éclairent pas nécessairement ce que l’Histoire retiendra (…) Si le jugement d’importance sur les faits requiert une distance temporelle, est-ce à dire qu’il ne peut y avoir de lucidité dans l’actuel ? », s’interroge dans l’ouvrage « Éléments de Philosophie de l’Histoire », l’universitaire Serge Carfantan. Certains journalistes décident, en tout cas, de prendre un jour ou l’autre au cours de leur carrière, le temps de cette distance, de ce recul en écrivant un livre.
Posant pour un temps son sac de reporter, il se tourne alors vers un passé, parfois récent dont il fut le témoin, et s’attelle à un ouvrage tel Henri Amouroux, qui présida le jury du Prix Albert-Londres, avec sa « Grande Histoire des Français sous l’Occupation » ou Jean Lacouture sur la guerre d’Algérie, du Vietnam ou sur De Gaulle. Il publiera même une collection « L’Histoire immédiate » tandis que, dans les années 1960, une série chez Robert Laffont intitulée « Ce jour-là » retracera, avec le concours de reporters, des moments historiques souvent contemporains.
On le voit, la frontière entre journaliste et historien parfois s’estompe pour peu que le temps propice à la réflexion, au recul et à la compilation de documents soit accordé à l’homme de presse pour une fois un peu moins… pressé. C’est dans cet esprit que le Prix Albert-Londres a créé, voilà quelques années, un prix pour récompenser les meilleurs livres de l’année écrits par des journalistes.
Il est par ailleurs assez fréquent de voir des magazines, tels Paris Match ou Le FigaroMagazine, à l’occasion par exemple de la publication, en novembre 1989, d’un cahier-photo sur la chute du mur de Berlin, titrer sur leur couverture « Numéro historique ». Comment nier que ces images chocs, que ces témoignages recueillis « à chaud » – autre exemple avec le jour J du débarquement allié en Normandie – pourront servir aux générations futures, à garder la mémoire de ces événements décisifs ? Il reste que la plus grande vigilance s’impose à l’heure de la prolifération des « fake news », des réseaux sociaux, et tandis que nombre des sites web des journaux et les chaînes d’information en continu privilégient l’immédiateté, chacun ambitionnant à être « le premier » média à publier.
« Les faits accomplis se présentent à nous avec une bien autre netteté que les faits en voie d’accomplissement », constatait déjà, au XIXe siècle, l’historien Fustel de Coulanges. Le temps conféré au reporter reste donc, aujourd’hui plus que jamais, dans la « course à l’info », une incontestable valeur ajoutée à son travail.
Historien de l’immédiat, l’envoyé spécial d’un journal, à condition qu’il sache tout à la fois regarder, écouter, se documenter en amont, s’efforcer de mettre l’événement en perspective, multiplier ses sources, se méfier des manipulations, veiller à garder la tête froide et à séparer les choses du bruit qu’elles font… pourra, légitimement, se dire qu’il est l’un des « serviteurs de l’Histoire ». Avec un grand « H ».
* Alain Louyot – le Point, RMC, RTL, La Vie française, l’Expresse – été journaliste économique, correspondant de guerre et grand reporter pendant 40 ans. Il a reçu le Prix Albert-Londres en 1985.