Alain Minc : l’examen de conscience

par Laurent Joffrin |  publié le 10/11/2024

Limpide et lucide, le Jiminy Cricket de la classe dirigeante retrace cinquante ans d’influence, sans renier ses convictions mais sans cacher ses failles : Somme toute (*) est un guide indispensable de l’histoire contemporaine.

L'homme d'affaires, conseiller politique et auteur Alain Minc lors d'une séance photo le 22 février 2017 à Paris. (Photo de Lionel BONAVENTURE / AFP)

Il est l’éternel « visiteur du soir » : celui qui vient, en dehors des heures ouvrables, conseiller sur leur stratégie présidents et PDG toujours avides de synthèses claires et éclairées sur le cours de choses. Dans l’histoire de la République, sans jamais assumer de fonctions officielles, il a joué son rôle dans les grandes décisions auprès de plusieurs premiers ministres et chefs de l’État. Conseiller des princes, il a aussi influé sur l’opinion, à travers plus de cinquante livres et d’innombrables tribunes et entretiens. Après cinquante ans de participation à la vie publique, Alain Minc livre non pas ses mémoires, mais un livre-bilan, limpide et brillant, sans pathos ni complaisance, qui est un document sur l’époque autant que sur l’homme.

Avant d’avoir de l’influence, Minc fut influencé : il ouvre ce retour sur lui-même en entrouvrant son panthéon personnel, plus inattendu qu’on ne l’attendait. On y trouve une troupe disparate de personnalités qu’il a côtoyées et dont il brosse le portrait à coups de crayon rapides, soucieux de l’agrément de lecture : Jacques Anquetil et Pierre Mauroy, Fernand Braudel et Bernard Tapie, François Furet et Yves Montand, Pierre Bergé et Jacques Julliard, une suite éclectique d’acteurs de la société française dont il s’est nourri et qu’il a alimentés en idées et en formules.

Les formules ? Minc en est friand. Les siennes ont fait grincer les dents autant que remuer les méninges : « la télématique » (l’ancêtre du numérique dont il pressent avec Simon Nora, dès le début des années 1980 l’irrésistible envol), la « machine égalitaire », sur notre vaste et coûteux appareil social ; la « mondialisation heureuse », éloge de l’ouverture des frontières, le « cercle de la raison », apologie des solutions modérées, toutes expression qui ont déchaîné la polémique, à gauche notamment, ou parmi les souverainistes.

Il y a gagné la réputation d’un héraut du libéralisme débridé et de l’élitisme de marché, ce qui n’est pas exact. Minc poursuit en fait trois idées depuis l’origine : la défense de la démocratie contre les populistes ; l’ouverture internationale contre les souverainistes ; l’Europe contre les nationalistes. Il les a prêchées auprès de la droite et de la gauche, au grand dam des deux extrêmes. Fils d’un couple de juifs polonais communistes, enfant de la méritocratie républicaine, énarque, inspecteur des Finances, il n’a jamais quitté tout à fait la gauche, quoique conseiller de Sarkozy ou de Macron. Il est social chez les libéraux et libéral chez les socialistes.

Il retrace ainsi son parcours de Jiminy Cricket de la classe dirigeante, proche du pouvoir sans jamais le détenir, votant Mitterrand en 1981, mais avocat efficace du « tournant de la rigueur », qui pond note sur note pour nourrir les argumentaires de la gauche pro-européenne, laquelle finit par convaincre Mitterrand de rester dans le bateau de l’Union. À chaque tournant de la vie politique, il est là, tel Zelig, en arrière-plan sur la photo, derrière Rocard, Balladur, Sarkozy ou Macron, écouté ou désavoué selon les moments, mais toujours affairé, armé de son brio et de son sens de la synthèse, distillant conseils et formules.

Dans cet exercice rétrospectif, il s’explique sur les ambiguïtés de son legs, le malentendu de la « mondialisation heureuse » ou la fausse condescendance de ce « cercle de la raison » qu’il a théorisé, de plus en plus ébranlé par les coups de boutoir du populisme. Il dénombre surtout – rare lucidité chez les auteurs de mémoires – les « ratés » de son parcours : son indifférence à l’enjeu environnemental, sa sous-estimation de la révolte populiste, les « accommodements raisonnables » à ses yeux d’aujourd’hui excessifs, qu’il a prêché envers les identités religieuses, l’islam en particulier, oubliant l’ardente obligation de la laïcité, le non-dit sur l’immigration qu’il a soigneusement laissée de côté en dépit de ses cinquante livres et qui a néanmoins pris une place croissante dans la controverse politique. Immigré lui-même, mais vite « assimilé » dans l’école républicaine, il confesse un péché d’optimisme, tout en réprouvant toujours de qui pourrait ressembler à une « préférence nationale ». Au total, un examen de conscience par celui qui est encore la bonne et la mauvaise conscience de nos dirigeants, indispensable à qui veut comprendre le devenir incertain et fragile de la nation française.

(*) Alain Minc – Somme toute, Grasset, 222 pages, 19,50 euros

Laurent Joffrin