Alger : la langue française, voilà l’ennemie
L’interdiction de l’enseignement du programme français dans les écoles privées n’est que le nouvel épisode d’un douloureux divorce sans fin
Ce qui frappe, c’est la brutalité. Juste avant la rentrée scolaire, les autorités algériennes ont intimé l’ordre de mettre immédiatement fin à l’enseignement des programmes scolaires français dans les écoles privées. Sous peine de sanction. Panique chez les parents : « Mon fils est à la maison, je ne sais pas quoi faire. C’est une catastrophe ! », se désespère Amira, une mère de famille (Le Figaro). Pris de court, les familles tentent d’organiser des cours clandestins, se passent les manuels français en cachette ou font le tour des écoles d’Alger pour trouver une solution. En vain.
Déjà, les inspecteurs de l’éducation nationale avaient multiplié ces derniers temps des contrôles inopinés où les profs cachaient les manuels français, pas dans les cartables, qui étaient fouillés. Quant aux élèves de terminale qui suivent le programme par le CNED (Centre National d’Enseignement à Distance), ils devront désormais passer leur bac… en France.
Bien sûr, les Algériens ironisent sur l’hypocrisie de leurs dirigeants qui font jouer leurs privilèges pour faire accepter leurs rejetons dans l’unique Lycée International Alexandre Dumas à Alger, dont les classes surchargées – 56 élèves en moyenne – explosent.
Officiellement, il s’agit de faire la chasse au double programme algérien et français. En réalité, on confie que le but est de « mettre fin à la langue coloniale qui ne mène nulle part. » Le président algérien Tebboune en personne a donné comme consigne de rendre l’anglais – préféré par les islamistes – langue obligatoire dès la troisième année de primaire et l’a imposé pour l’enseignement dans les universités.
L’objectif est clair : éradiquer la langue française comme on finit d’arracher une mauvaise racine de l’histoire.
On est bien loin de l’expression du grand écrivain algérien Kateb Yacine qui, dès l’Indépendance, qualifiait la langue française de « butin de guerre ». Dans la mentalité au pouvoir en Algérie, la langue, comme tout ce qui vient de Paris, relève d’une néfaste influence qu’il faut traquer et éradiquer. On l’a dit parfois à voix haute comme El Hachemi Djaâboub, ministre du Travail et de l’Emploi : la France est « un ennemi traditionnel et éternel de l’Algérie ».
Politiquement, les déclarations d’Emmanuel Macron sur le « système politico-militaire » au pouvoir à Alger ont, certes, ulcéré. Une éventuelle intervention au Niger, pays-frontière avec l’Algérie, a déclenché un communiqué menaçant d’Alger. Et le survol du territoire national reste toujours interdit aux avions militaires français. Mais, au-delà de ces coups de menton, il y a des raisons bien plus profondes : un véritable syndrome franco-algérien.
Au début était le verbe français et il demeure, comme une tache de naissance qu’on ne parvient pas à effacer. Ah ! cette langue française… malgré un demi-siècle d’arabisation forcée, elle recule, certes, mais court toujours dans les rues d’Alger, saute les trottoirs, s’infiltre dans les bureaux, les administrations, les allées du pouvoir. Rebelle, indépendante, insolente, elle irrite, défie, menace.
Qui ? Là, on plonge dans l’histoire et la psyché algérienne. L’Indépendance, donc l’Algérie, s’est faite dans le sang, le combat et le rejet de la France coloniale. Et le combat n’a jamais cessé. Le FLN contre l’armée française, les islamistes de la guerre civile contre les élites francophones au pouvoir, les ultranationalistes contre les intellectuels « dévoyés », les campagnes contre les villes… guerre sans fin.
Et cette langue qui résiste ! Comme un symbole d’une Indépendance qui n’est jamais acquise. Alors, à chaque fois que l’Algérie moderne achoppe, s’affronte, s’embourbe dans une impasse politique, on cherche le responsable. Qui ? La France bien sûr. Celle des origines maudites et de l’oppression, l’« ennemie traditionnelle et éternelle. » Une seule solution : la rejeter à la mer, elle ou ce qui en subsiste, donc sa langue. Inextricable nœud traumatique.
Plutôt que de chercher encore et toujours moins de France, la solution, plus simple, consisterait peut-être à inventer plus d’Algérie.