Allemagne, année zéro ?

par Emmanuel Tugny |  publié le 24/02/2024

Jamais, depuis sa réunification, l’Allemagne n’avait vu son modèle aussi ébranlé. Pour le plus grand bonheur de l’extrême-droite…

Un char à l'effigie de Lauter Bach est visible lors de la manifestation de 25 000 employés d'hôpitaux contre la politique fédérale devant le parlement du Land de NRW à Duesseldorf, en Allemagne, en septembre 2023, alors que plus de 50 hôpitaux dans tout le pays ont déposé le bilan cette année - Photo Ying Tang/NurPhoto

2010 : l’Allemagne est réunifiée de haute lutte économique, culturelle et diplomatique. Elle est forte de l’examen critique de son passé, « patriote constitutionnelle » – selon la belle formule du philosophe Jürgen Habermas-  d’un fédéralisme politique et d’un modèle social rhénan ( système capitaliste fondé sur l’ancrage territorial et la concertation sociale permanente) exemplaires.

Elle est le leader monétaire d’une Europe dont elle détermine le cours de la monnaie au constat de la prospérité de son industrie réinventée. Elle jouit des avantages d’un mix énergétique visionnaire.Elle est démocratiquement apaisée depuis le renoncement du SPD au marxisme à Bade-Godesberg en 1959, réaffirmé par les options économiques 2003-2005 de la gauche de Schröder.  Elle est géo-stratégiquement influente en dépit de son désarmement expiatoire.

Elle a tout pour faire l’admiration d’une Europe au cœur de laquelle elle joue la carte de la fidélité occidentale et de la coopération orientale, poussant les feux de « l’ostpolitik » chère à Willy Brandt.  Elle donne des leçons de macroéconomie et de générosité migratoire aux cigales et aux fourmis méditerranéennes.

Février 2024 : que reste-t-il du modèle allemand qui avait su séduire ou culpabiliser une France toujours avide de complexes comparatifs ? La radicalisation de Poutine, dont la paranoïa s’est exprimée avec violence et soudaineté à Munich en 2007, figeant des chancelleries occidentales infatuées oublieuses de la tradition névrotique obsidionale russe, a mis un terme au double tropisme de l’Allemagne et à ce softpower que le pays avait par exemple attesté à l’occasion de la crise des Balkans des années 1990.

Voici que l’Allemagne du falot Olaf Scholz doit y renoncer au profit du déblocage précipité de rallonges budgétaires de défense considérables (100 milliards d’euros pour 2024) et d’un alignement otanien plus fervent que jamais, rallonges et alignement qui n’en font pas moins aujourd’hui, au sein du « triangle de Weimar » -ce pôle de coopération Pologne-France-Allemagne créé en 1991 – et de l’UE, une petite sœur fragile de la France et de la Pologne…

Son économie industrielle sans émule, qui lui assurait un leadership monétaire facteur d’Euro fort, se voit tailler des croupières par la Chine. Sa politique énergétique de soumission au fossile (décidée en 2001, la dénucléarisation de l’Allemagne s’est accélérée en 2011 et achevée en 2023) obère une indépendance chèrement acquise durant les trente glorieuses. Elle grève sa balance des paiements jadis exemplaire, leste le budget de ses ménages et les performances de son tissu industriel.

Le ralentissement corollaire de la croissance du pays et ses conséquences sociales conduisent à des conflits d’ampleur significative (agriculteurs, cheminots en janvier 2024), et à une remise en question de plus en plus palpable de la coalition au pouvoir et de l’efficacité du dialogue « rhénan » entre les corps intermédiaires.L a hausse du chômage conduit à la contestation, pour cause de dumping putatif, d’une politique migratoire qui est en sus présentée par une extrême-droite de retour en odeur de sainteté électorale (l’AfD émarge à plus de 20% des intentions de vote moins de 80 ans après la libération des camps de la mort) comme une menace identitaire, « kulturelle », en terre de démographie atone…

Oui, quelque chose semble bel et bien tourner vinaigre en Allemagne, et la France aurait grand tort de s’en réjouir…

Emmanuel Tugny

Journaliste étranger et diplomatie