Anatomie d’un succès

par Laurent Perpère |  publié le 08/01/2024

 Avec cinq nominations aux Oscars, la belle aventure continue pour « Anatomie d’une chute ». Le film de Justine Triet concourra notamment dans la catégorie du meilleur film en mars prochain à Los Angeles

Justine Triet

Deux Golden Globes… Celui du meilleur scénario est assurément justifié pour un film de procès ou l’audience, un peu trop spectaculaire à vrai dire (l’avocat général en fait des tonnes), ménage les nécessaires va-et-vient entre accusation et défense, laissant le spectateur dans l’incertitude jusqu’à une issue somme toute accessoire. Anatomie d’une chute, celle mortelle dont on ne sait si elle relève du meurtre ou du suicide. Chaque spectateur, à la fin du film, a son idée et tous ont raison. Refusant toute certitude finale, Justine Triet renouvelle avec brio le film de genre.

Mais l’essentiel n’est pas là, plutôt dans les deux autres films qui sous-tendent le récit.

Le premier est aussi Anatomie d’une chute, celle d’un couple qui ne sait plus comment s’aimer après l’accident survenu à leur fils. D’un côté, un professeur de littérature, au charme éclatant, mais écrivain velléitaire, enfermé dans son échec et dans sa culpabilité. De l’autre une romancière allemande, puisant son écriture dans sa propre vie, qui a quitté l’Allemagne puis Londres pour suivre son mari. Pour lui, frustration et impuissance, pour elle solitude et sublimation dans l’écriture.

Une scène de ménage d’anthologie

L’usure du couple, l’affrontement des deux vies qui divergent, peu à peu suggéré,  éclate lors du procès dans une scène de ménage d’anthologie, filmée de façon géniale où le texte transcrit d’un dialogue réel enregistré le cède à l’image réelle pour se conclure par des bruits de vaisselle fracassée et de coups, qu’on est bien en peine d’interpréter.

Meurtre peut-être, suicide peut-être. Peut-être aussi vrai suicide d’un homme acculé par la dureté de sa femme (formidable Sandra Hütter, dont le visage fait le film). « Je l’aimais », dit-elle. Doit-on la croire? Est-ce cela, aimer?

L’autre film est dès le départ une réflexion sur le statut de la vérité.

Les faits matériels semblent accablants, puis le sont beaucoup moins. Les profils psychologiques de même. Les expertises péremptoires ne sont que des suppositions. Les paroles elles-mêmes, que disent-elles? Sandra n’est pas traductrice par hasard: que signifient les mots qu’on prononce?

On apprend ainsi que le fameux enregistrement de la scène de ménage n’est peut-être qu’une provocation de Samuel pour nourrir un hypothétique roman. Mais Sandra savait-elle qu’il enregistrait et jouait-elle aussi son rôle dans la fiction d’une scène de ménage? Elle-même explique à l’avocat général que ses livres, qui se fondent sur sa vie réelle, sont bien des romans, une fiction.

Une machine infernale

Justine Triet monte ainsi une machine infernale, appuyée sur des effets de réel subtils au milieu des discours, qui met en abîme l’incertitude profonde de la vie des hommes. Son indécidabilité.

Pourtant, le Tribunal doit établir une vérité, quand celle-ci fuit de toute part.

Il revient à l’Innocent de trancher: c’est Daniel, le fils aveugle (vertigineuse référence inversée à l’histoire d’Œdipe), qui finalement décide et donne la leçon au juge. Et ce ne peut être que lui, fort de sa douleur surmontée.

Laurent Perpère

chronique livre et culture