Anna Karénine : quand la Russie était universelle

par Jérôme Clément |  publié le 20/01/2024

 

Trouble amoureux, orages, femme tragique… Jérôme Clément, séduit, a vu l’adaptation du roman culte de Tolstoï par l’ancien directeur du théâtre de Moscou

D.R

Le rideau s’ouvre. Sur la scène, quelques bancs, dans un décor constitué d’un mur, mélange de gris et de noir. Des personnages isolés entrent, sortent, agités : on comprend qu’il s’agit d’orages amoureux, d’hommes et de femmes qui s’aiment, se quittent, se trompent. C’est l’adaptation par Rimas Tuminas d’Anna Karénine, le célèbre roman de Léon Tolstoï.

Rimas Tuminas est d’origine lituanienne et ancien directeur du plus grand théâtre de Moscou, le théâtre Vakhtangov. Metteur en scène primé de nombreuses fois, reconnu comme l’un des plus grands, son nom est désormais interdit : il est parti de Russie le 28 février 2022, condamnant sévèrement Poutine. Mais de retour en Lituanie, il a été accusé de collaboration avec les Russes. C’est finalement à Tel-Aviv qu’il a pu créer cette adaptation d’Anna Karénine avec des comédiens israéliens du théâtre Gesher.

Les voici en France au théâtre des Gémeaux de Sceaux, grâce à Séverine Bouisset, directrice du théâtre et  à Elena Geraseva qui organise la tournée en France pour quinze jours. La pièce est jouée en hébreu sous-titré.  C’est un moment de théâtre à ne pas manquer.

« Je cherche à faire rentrer le spectateur dans l’eau tiède de l’histoire. Le monde entier est un théâtre dont nous ne sommes que les spectateurs » me dit-il. Son spectacle est magnifique, admirablement joué par des comédiens excellents, Efrat Ben-Zur dans le rôle d’Anna, Miki Leon (acteur de Fauda, la célèbre série israélienne) dans celui de Constantin Levine et Avi Azoulay interprète de Vronsky. C’est une prouesse que d’adapter le grand roman de Tolstoï en un peu plus de deux heures.

Et pourtant, grâce aussi à une musique originale, le spectateur est embarqué dans l’universalité des sentiments humains. Une mise en scène très épurée, élégante, qui fait parfaitement ressortir l’ambivalence des personnages, leurs contradictions, et finalement leur destin tragique.

« Je cherche l’être humain » dit Rima Tuminas . Ils s’aiment, se déchirent, expriment leurs sentiments et la passion, et aussi leur immense solitude. Un grand lustre du style 1900 situé sur la gauche de la salle presque au-dessus des spectateurs, s’allume et s’éteint, illustrant les intermittences du cœur, les illuminations et le trouble de la nuit, tandis que la musique fait entendre un crescendo ou disparaît en même temps que la lumière éclaire soit brutalement, soit délicatement discrète jusqu’à la scène finale, toute de noir et de blanc, le corps étendu d’Anna Karénine. Une splendeur. Attendons avec impatience sa prochaine mise en scène, une adaptation très libre de Cyrano de Bergerac, dans lequel Rimas Tuminas étudie le rapport entre la soumission au pouvoir et la liberté de l’artiste .

Jérôme Clément

Editorialiste culture