Anora ou le striptease de Cendrillon

par Tewfik Hakem |  publié le 26/05/2024

Au palmarès, Sean Baker, auteur d’un film foutraque et réjouissant sur une travailleuse du sexe, emporte la Palme d’or devant des films bouleversants, mais moins commerciaux

Affiche officielle - D.R

Anora de Sean Baker, Palme d’or ? L’audacieuse décision du jury présidé par la réalisatrice américaine Greta Gerwig a surpris et séduit tout le monde à Cannes, aussi bien la presse que les pros du Marché, comme pour les palmes attribuées à Barton Fink des frères Coen en 1991, et à Pulp Fiction de Tarantino en 1994, Anora est un film américain foutraque et réjouissant qui allie esprit indé et potentiel commercial. Et c’est précisément ce potentiel « commercial » qui manquait aux deux grands favoris de la sélection compétitive, à savoir le bouleversant film de la réalisatrice Payal Kapadia, All We Imagine as Light– « tout ce que l’on imagine comme étant de la lumière », sur la condition féminine en Inde, et Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulouf, captivant thriller familial et virulente charge contre le régime iranien.

Sans doute moins brillant sur le plan de la mise en scène que ses deux concurrents, le film de Sean Baker est plus malin, privilégiant le registre comique pour défendre les laissés pour compte, et particulièrement « toutes les travailleuses du sexe, d’hier, d’aujourd’hui et de demain », dixit Sean Baker recevant la suprême récompense.

Anora est une travailleuse du sexe originaire de Brooklyn, autant dire l’exemple parfait de la prolétaire exploitée dans le New York d’aujourd’hui. Quand un très jeune et très riche fils d’oligarques russes lui laisse miroiter la possibilité d’une autre vie, Anora se met à rêver. Mais les parents du rejeton déboulent de Moscou en jet pour annuler le mariage et stopper net les aspirations d’émancipation d’Anora.

Mise en scène speed et efficace, avec des tonitruants retournements de situation. Ainsi le cynisme du capitalisme sauvage contemporain est incarné ici par la famille russe quand Anora, la jeune strip-teaseuse américaine, se débat au nom de tous les damnés de la terre écrasés par le système prédateur. Sean Baker fait son petit malin, mais il le fait fort bien, poussant la farce au maximum, le jeune russe ressemble à un petit privilégié blanc, et Anora a les traits d’une jeune Ouzbèke.

Le Grand prix a été attribué à la réalisatrice Payal Kapadia, et l’autre favori, Mohammad Rasoulouf qui a quitté clandestinement et à pied son pays pour échapper aux tribunaux de la république islamique d’Iran, repart avec le prix du Jury, ce qui permet au passage de questionner la nature même de ce prix. Si le jury a bel et bien reconnu toutes les qualités du film iranien Les Graines du figuier sauvage, à quels critères répondent la Palme d’Or et le Grand prix ?

Le reste du palmarès est tout aussi osé. Le portugais Michel Gomes décroche le prix de la mise en scène à l’issue de son Grand Tour, le prix du scénario salue un film de genre efficace , The Substance de Coralie Fargeat, la performance de Jesse Plemons dans Kinds of Kindness de Yórgos Lánthimos par le prix d’interprétation masculine.

Last but not least, en attribuant un prix collectif pour les héroïnes de la comédie musicale Emilia Pérez  de Jacques Audiard, le jury salue certes un des films les plus applaudis de la compétition, ainsi que la performance de ses comédiens, mais pose au passage une question sensible, on ne peut plus d’actualité. Entre les classiques « Prix d’interprétation masculine » et « Prix d’interprétation féminine », faut-il inventer un Prix d’Interprétation (pour les) trans-genres ?

L’année dernière la sélection parallèle « La Quinzaine des Réalisateurs » a changé de nom, pour celui plus inclusif de « Quinzaine des Cinéastes », le jury de Greta Gerwig ouvre un nouveau chantier de réflexion avec le prix d’interprétation féminine attribué aux actrices Adriana Paz, Zoe Saldaña, Selena Gomez, et à l’actrice Karla Sofia Gasscon- connue sous le nom de Carlos Gascón jusqu’à l’annonce de sa transition de genre opérée en 2018.

Tewfik Hakem