Au bord du gouffre
La victoire possible du RN changerait la nature de notre régime et trahirait l’identité républicaine de la nation. Il n’est plus temps de couper les cheveux en quatre…
Vingt-quatre heures pour enrayer l’engrenage, vingt-quatre heures pour conjurer la fatalité… Si rien ne change, si les enquêtes se vérifient dans les urnes, si les Français confirment leur tentation de reverser la table, le Rassemblement national sera en position dimanche, puis après le 7 juillet, en raison des désistements désordonnés qu’il faut craindre entre les deux tours, de gouverner la France.
Tournant historique pour le pays de l’égalité et de la liberté, des droits de l’Homme proclamés, de la République victorieuse, de Victor Hugo, d’Émile Zola, de Léon Blum et de Jean Moulin. Pour la première fois depuis 1940, l’extrême-droite arrivera au pouvoir, non par le truchement d’un désastre militaire et d’un effondrement politique, mais en toute légalité, au terme d’une longue crise que les démocrates, Emmanuel Macron au premier chef, n’auront pas su maîtriser. Ils devront s’en expliquer, certes, mais en temps et heure : après le vote.
À l’inverse de ce qu’on entend de plus en plus, on ne saurait minimiser la rupture qui se produirait alors. Le loup RN s’est déguisé en grand-mère, parlant d’une voix qui susurre, nimbant des propositions de prudence et de souplesse. Jordan Bardella, formé à la seule idéologie, n’ayant jamais travaillé que pour son parti, est un zélote identitaire qui a su se composer un personnage de dirigeant calme et de gendre idéal. Il mettra ses minces compétences – mais ses convictions d’acier – au service d’une autre société.
Car sous le déguisement, les véritables idées affleurent toujours. Les premières mesures prévues sont éloquentes. Ainsi cette volonté de tenir en méfiance les binationaux, de remodeler la constitution à force de torsion, de reléguer la présidence dans un rôle « honorifique », de limiter l’aide l’Ukraine, ce qui revient à seconder Poutine, de vider l’Union européenne de son contenu en commençant par réduire, contre toutes les règles, la contribution de la France, pays fondateur dont la défection ébranlera par définition l’édifice commun, de rétablir une frontière nationale fermée, de supprimer le droit du sol contre la tradition républicaine, de jeter aux orties toute ambition climatique, de s’affranchir de l’état de droit en lui substituant – les dirigeants RN ne cessent de le répéter – une volonté populaire sans garde-fous, pour abattre un soi-disant « gouvernement des juges » qui sont en fait les garants des libertés. Ces gens croient aimer la France parce qu’ils haïssent l’étranger. Ils vont la défigurer.
Au début, les changements seraient mesurés, insensibles, progressifs. Les deux France, l’ancienne et la nouvelle sembleront se côtoyer. Deux voyageurs qui se quittent à un embranchement, marchent encore de conserve, en vue l’un de l’autre. Mais au bout d’une journée ou deux, ils sont dans des pays différents.
Ainsi serions-nous transportés, après un délai plus ou moins long, dans une autre France, où l’on jugera les citoyens sur leur ascendance et bientôt sur la couleur de leur peau, où l’horizon de la culture sera limité par l’obsession identitaire, où les verrous qui protègent les libertés risquent de sauter l’un après l’autre, où la police pourra fauter impunément grâce à la présomption de légitime défense, où les intérêts des classes populaires seront faussement et superficiellement défendus, où l’audiovisuel sera entre les seules mains de l’argent, où l’on pourra ou non se loger selon ses origines, un pays cauteleux, méfiant, fermé, solidaire des dictatures, défiant envers l’Europe et ses démocraties, rencogné derrière ses nouveaux parapets.
Les dirigeants du Rassemblement national ont trop longtemps attendu, trop longtemps macéré, ils ont trop de revanches à prendre : leur modération n’est qu’une apparence, leur état d’esprit réel procède d’un nationalisme étroit qui vient de Maurras et de Barrès, maintenu en lisière par la République, mais qui risque de se débonder par la vertu d’un scrutin qui sera pour eux une « divine surprise ». Déjà – on l’entend – les racistes parlent plus haut, certains que leur heure approche.
Tel est l’enjeu, telle est la menace. Dans ces conditions, il n’est plus temps de barguigner, de ratiociner, de récuser tel ou tel parce qu’il a passé des alliances qu’on réprouve. Ceux-là seront minoritaires, en tout état de cause. La seule question qui vaille est celle de l’intégrité de notre démocratie. Les suffrages doivent ainsi aller, de manière simple et efficace, lors des deux tours, vers tous ceux, républicains de droite ou de gauche, qui peuvent enrayer cette mécanique, qui priveront, par leur élection régulière, le RN de la majorité et laisseront, ainsi, sa chance à la République.