Au glorieux paradis des victimes !

par Laurent Perpère |  publié le 22/03/2024

De héros à martyr, de martyr à victime, François Azouvi décrypte la métamorphose contemporaine du sacré. Diablement intéressant…

Saint Sébastien au donateur, peinture à l'huile sur bois, fin XVe - début XVIe siècle, par Andrea Previtali, 1470-1528- Photo Manuel Cohen

« Victime de son héroïsme ». Telle était l’inscription initiale de la plaque dédiée au colonel Beltrame, tué lors de l’attentat terroriste de Trèbes en 2013. Stupéfiant basculement des valeurs en une cinquantaine d’années : imaginerait-on pareille formulation dans la bouche de Malraux lors de son hommage à Jean Moulin en 1964 ?

Dans son livre important et absolument passionnant, bourré de références au cinéma, à la presse, à la littérature, François Azouvi nous raconte comment en un siècle nous sommes passés de la célébration du héros deux fois millénaire, à la sacralisation de la victime. 

Le point de départ est la Grande Guerre, qui célèbre le Poilu, héros ordinaire de la défense de la Patrie : les premières fissures interviennent dans l’après-guerre, avec la prise de conscience du prix exorbitant payé par la Nation et par ses soldats. Les vertus héroïques se déplacent vers d’autres terrains que la guerre, exploration, aviation (Mermoz, Saint-Ex, Lindbergh…), sport. Le pacifisme devient même pour certains « l’un des objets sur lesquels investir un héroïsme découplé de l’idéal guerrier ».

Dans le discours de De Gaulle, « la rhétorique de l’héroïsme est constante ». Pas chez les autres résistants note Azouvi : « Si les résistants emploient peu, pour eux-mêmes, le vocabulaire de l’héroïsme, ils utilisent largement celui de la mystique ». Mais une mystique séculière, au contraire de celle, religieuse, qui animait les combattants de la Grande Guerre. Et à la Libération, la nouveauté frappante par rapport à 1918, « c’est le remplacement de la catégorie de sainteté par celle de martyr ».

Le couple héros-martyr est aussi étonnamment celui qui sert à penser la condition des Juifs au lendemain de la guerre, et non le terme de victime. Mais rapidement, les travailleurs du STO réclament un statut équivalent à celui des déportés, Juifs et résistants, ce qui donne lieu à des débats passionnés. S’opère ainsi un premier glissement vers la reconnaissance d’un statut de victime.

Les années cinquante et soixante révèlent une construction victimaire, d’abord à partir d’une réflexion sur les morts de la « solution finale ». « À mesure que croît la conscience du génocide croît aussi le besoin de conférer au meurtre une éminence, une profondeur que les données objectives ne suffisent pas à traduire ». Ainsi la victime, dans la saturation éthique qui l’entoure, devient proprement sacrée, en dehors de toute religion ou théologie.

« Dans un monde sans Dieu, les seuls absolus qui subsistent sont le mal et la victime »,

Les autres victimes potentielles- Noirs, colonisés, femmes- ne sont alors vus que par le prisme des luttes révolutionnaires, avant tout en lutte et porteuses de l’espoir d’une libération, elle-même prélude au renversement de l’ordre capitaliste. La « lutte héroïque du peuple vietnamien » relève des catégories anciennes, tout comme celle du peuple algérien, et Che Guevara devient la figure du héros moderne.

Le basculement définitif se fait avec l’avènement de l’idéologie des Droits de l’Homme. Guerre du Biafra, révélation du Goulag puis génocide cambodgien. L’idéal héroïque de la Révolution – religion sécularisée- laisse la place aux droits de l’individu face à l’oppression, Fidel Castro à Amnesty International.

Dans les années soixante-dix, les colonisés, les anciens colonisés, les femmes, les minorités sexuelles réclament et obtiennent progressivement un statut nouveau de victimes, dignes d’attention et de réparation, et non plus de hérauts et de ferments d’une révolution à venir. Sacrée, la victime est devenue le Bien. Elle dit le Vrai.

Il reste à Azouvi de conclure. Sa thèse est passionnante. « Dans un monde sans Dieu, les seuls absolus qui subsistent sont le mal et la victime », dit-il, reprenant l’historien Yuri Slezkine.

La lecture, le style, la thèse : on aurait tort de passer à côté de ce livre.

Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi, 296 pages. Nrf essais, Gallimard

Laurent Perpère

chronique livre et culture