Bardella contre les binationaux

par Laurent Joffrin |  publié le 24/06/2024

Le candidat au poste de Premier ministre estime que trois millions de Français binationaux doivent être écartés des postes « sensibles ». Une idée qui n’avait plus fait surface depuis le régime de Vichy.

Laurent Joffrin

Niée, cachée et occultée, la vérité rentre parfois par la petite porte. Ainsi de l’obsession génétique du Rassemblement national. Les lepénistes, cohérents avec leurs conceptions, considèrent que les binationaux – une petite minorité, disent-ils – doivent être écartés de certains emplois « sensibles » touchant à la sécurité du pays. Responsables, donc, de leurs parents, ceux-là sont tenus en suspicion par le RN.

La chose ayant heurté une partie des médias et de l’opinion, Jordan Bardella a trouvé une parade à la polémique en posant cette question : « Faut-il engager un franco-russe au ministère de la Défense ? ». Sous-entendu : au moment où la France aide l’Ukraine, faut-il introduire dans notre appareil de défense un postulant dont l’attachement national le rapproche de l’ennemi russe ?

L’argument semble habile, retors même. Ironique, sarcastique, Bardella pose la question aux « droits-de-l’hommistes », aux bobos pro-ukrainiens, aux europhiles patentés : vous qui êtes heurtés par l’exclusion de certains binationaux, voulez-vous, du coup, faire entrer l’ennemi dans la place – les binationaux franco-russes – et favoriser ainsi le lobby pro-Poutine ?

Le raisonnement semble imparable, mais il repose sur un postulat : celui qui détient une seconde nationalité défend, par nature, le pays étranger dont il a gardé la nationalité. Ses racines, ses parents, son sang, déterminent ses opinions : génétiquement étranger, le binational est, par la force de la biologie, un mauvais Français. À partir de là, poursuit le RN, il est légitime de lui interdire certains emplois.

Une conception génétique de la nationalité

Comment répondre ? Par une question toute simple : n’est-il pas possible que le binational franco-russe dont parle Bardella, ayant émigré de Russie en France, réprouve en fait la politique de Vladimir Poutine ? Et si tel est le cas, pourquoi devrait-il être écarté des emplois dont le RN veut le priver ? Sinon par une conception génétique, biologique, parentale de la nationalité, étrangère aux conceptions universalistes de la République française ? Si ce futur fonctionnaire de l’État, quoique binational, est prêt sans mélange à appliquer la politique de la France, où est le problème ? Serait-ce que, par le simple fait d’être binational, on soit forcément enclin à agir contre l’intérêt de la France ?

Ce qui nous renvoie à un exemple classique dans la malheureuse histoire de notre pays : un binational franco-israélien est-il un bon Français ? Manifestement, le Rassemblement national en doute, puisqu’il se méfie des binationaux en général, quels qu’ils soient, et qu’il souhaite les écarter des postes sensibles. Ainsi les Français juifs qui ont aussi la nationalité israélienne ne devraient en aucun cas occuper certains emplois.

Un peu de mémoire : voilà revenu, par un détour, le vieux cliché antisémite. Les Juifs, fidèles à leur conviction biblique et trop attachés à la terre promise, sont les sujets d’une double allégeance, laquelle justifie qu’ils soient exclus de certaines fonctions. Comme les franco-russes, les franco-israéliens sont, par la volonté du RN, des Français louches. Ainsi que les franco-argentins, les franco-portugais, les franco-vietnamiens, etc.

Coincé dans son argumentation, Bardella – notre futur Premier ministre, selon une presse complaisante – se défend en affirmant que ces dispositions ne touchent qu’une petite minorité. Après la vindicte nationaliste, l’ignorance : il y a en France quelque trois millions de binationaux (soit 5 % de la population). Une petite minorité ? Non : trois millions de citoyens qui sont désignés à la méfiance publique. Par qui ? Par un parti qui se dit normalisé, banalisé, lyophilisé, mais qui prétend gouverner le pays de Voltaire, de Zola et du Général de Gaulle avec les conceptions de Philippe Pétain.

Laurent Joffrin