« BERLIN ANNEE ZERO »

par Yann le Bechec |  publié le 21/05/2023

La première bataille de la guerre froide. Si l’Allemagne nazie a capitulé, la résistance à la barbarie n’a pas pris fin pour autant dans la capitale allemande divisée en quatre zones d’occupation par les puissances victorieuses. Sidérant…

Le 24 juin 1948 au soir, « Les lumières se sont éteintes, les machines et les stations de pompage se sont arrêtées, les trains se sont immobilisés. », écrit Anthony M1 cité par l’historien anglais Giles Milton, sidéré de voir une ville si grande instantanément paralysée. En coupant les approvisionnements en électricité, le siège soviétique visant à faire mourir de faim et de froid deux millions et demi de Berlinois des secteurs américains, britanniques et français afin de pousser les alliés à quitter la ville vient de commencer.

« Berlin année zéro » de Giles Milton parcourt en détail ces quatre années, des accords de Yalta en 1945 à la création de l’OTAN en 1949, durant lesquelles le face à face Est-Ouest, bientôt nommée Guerre froide va se mettre en place dans une ville dévastée à ras, à l’os, à blanc dont la population exsangue, en proie aux trafics les plus immondes d’« anciens nazis, trafiquants de tout poil, kidnappeurs et proxénètes ».

Un « frat sandwich », sandwich de corned-beef ou cinq cigarettes suffisaient pour une nuit avec une jeune Allemande.

 Les directives des hauts responsables de l’administration militaire soviétique de Karlshorst étaient claires : « Prenez tout ce que vous trouverez dans le secteur ouest de Berlin. C’est bien compris ? Prenez absolument tout ! Et ce que vous ne pouvez pas prendre, détruisez-le. Surtout, ne laissez rien aux alliés. Pas une machine, pas un lit pour dormir, pas même un pot de chambre pour pisser. » 

Directives observées avec un tel zèle par les troupes russes. À leur arrivée, les troupes alliées ne trouvèrent pas une porte avec sa poignée, pas une montre au poignet d’un Berlinois, pas la moindre machine dans une usine, jusqu’aux voies de chemin de fer.

À Moscou, les conservateurs de musées soviétiques furent émerveillés en réceptionnant les œuvres prises à Berlin. Le musée Pouchkine reçut trois mille caisses gigantesques remplies d’œuvres d’art pillées et le Musée historique d’État de Moscou douze mille cinq cents.

Le chaos faisant le lit du banditisme, une pègre surpuissante, avec des ramifications dans le monde entier et dont les chefs avaient occupé de hautes fonctions sous le régime nazi, associée à des éléments peu recommandables des quatre autorités militaires ,mettait la ville en coupe réglée, notamment dans le négoce d’œuvres d’art, métaux rares, minéraux radioactifs, pierres précieuses, stupéfiants et médicaments antiseptiques. 

Pour le marché noir de base, nourriture, alcool et cigarettes, elle utilisait des groupes d’orphelins vivant dans des caves, dirigés souvent par des adolescents anciens des milices Volkssturm qui se livraient aussi au vol et à la prostitution.

C’était si facile de s’enrichir que même le sympathique capitaine Norman T. Byrne, diplômé de Harvard et de l’Université de Californie, chef de la mission Monuments Fine Arts and Archives (MFAA), chargée de sauver les trésors culturels de Berlin devra répondre de dix-sept chefs d’inculpation pour escroquerie et vol. Affaire symptomatique d’une ville dans un état de corruptibilité généralisé où un honnête homme était considéré comme anormal.  

Mais aussi, l’opération Osoaviakhim, appelée Rapt des cerveaux  ; des centaines d’employés d’AEG, des usines GEMA (aérospatiale de ponte) des usines Askania et du centre de production Mittelwerk des missiles V1 et V2 furent kidnappés par les services soviétiques pour être envoyés en Russie avec femmes et enfants.  

Prise d’otages massive, comme les Soviétiques en ont la maîtrise planifiée qui sera défaite par le fameux pont aérien, la plus grande et improbable opération de sauvetage aéroportée de l’histoire racontée ici en détail par ses auteurs et acteurs.

Pont aérien que les Soviétiques vont s’ingénier à perturber, en produisant des volées de chasseurs Yak tornoyant autour des appareils à l’approche, en aveuglant leurs pilotes avec des projecteurs, en tirant au canon entre les appareils qui se suivent pourtant de très près.

Faisant fond d’une quantité de sources et de contributions étourdissante, Giles Milton fait revivre à un rythme haletant, en mêlant les témoignages d’une foule d’acteurs connus ou anonymes, quatre années de combats politiques et militaires furieux où les coups les plus consternants sont possibles. Quatre années de lutte sans répits, sans oublier le discours de Fulton (Missouri) de Winston Churchill et la mise en place du plan Marshall, qui stoppèrent l’expansionnisme territorial stalinien, dressé tel un ogre titanesque sur les cendres encore fumantes de l’expansionnisme hitlérien, son frère félon.

Le livre de Giles Milton est un rafraichissement de mémoire  et salutaire, notamment pour ceux qui croient qu’il est possible de s’accorder autrement que par la force avec un état policier implacable dont Vladimir Poutine a réactivé, à peine modernisé, le programme, cocktail oriental composé d’une rhétorique inversée,  de fantasme de grandeur historique et de cruauté, laissé en l’état par son principal promoteur à sa disparition, Staline.

Giles Milton
Traduit de l’anglais par Florence Hertz
Éditions Noir sur blanc, Lausanne, 2022.

Yann le Bechec

Graphiste