Bombarder un hôpital ?

par Laurent Joffrin |  publié le 14/11/2023

Des centaines de civils abrités dans l’hôpital Al Shifa à Gaza risquent la mort si l’armée israélienne bombarde ou donne l’assaut. Le réalisme autant que la morale l’interdisent.

Laurent Joffrin

Le dilemme est simple et tragique : sous l’hôpital Al Shifa, dit l’armée israélienne, se cachent des responsables du Hamas ; mais dans l’hôpital, des centaines de personnes, blessés, malades ou réfugiés, risquent d’être tuées si le bâtiment est bombardé ou pris d’assaut. De plus, la présence des chefs terroristes, si elle est vraisemblable (le Hamas utilise les lieux de ce genre pour se protéger), n’est pas prouvée. Celle des civils qui ont trouvé là un havre protecteur, en revanche, est certaine.

Dans ces conditions, l’impératif moral est clair : mieux vaut laisser filer quelques dizaines de coupables que tuer des centaines d’innocents, de surcroît blessés ou malades. À cela s’ajoute la charge symbolique : dans toutes les guerres, l’hôpital est considéré comme un sanctuaire humainement sacré, que les belligérants, la plupart du temps, s’efforcent de respecter.

L’armée assiégeante rétorquera qu’en utilisant des civils pour dissuader les attaques, le Hamas commet un crime de guerre. C’est juridiquement exact. Mais en sacrifiant délibérément des centaines de civils, Israël en commettrait un autre. Crime pour crime, dira-t-on, comme on dit « œil pour œil, dent pour dent ». Mais justement : Israël et le Hamas ne sont pas identiques. Israël est une démocratie, tandis que le Hamas exerce un pouvoir tyrannique, obscurantiste et qu’il use de méthodes barbares contre les civils. Ce qui fait qu’Israël a évidemment le droit de se défendre. Mais pas à n’importe quel prix, sauf à renier ses propres valeurs.

Quittons le domaine des jugements moraux. Le réalisme le plus froid, tout autant, montre qu’une attaque meurtrière et délibérée contre un hôpital, sous les yeux du monde entier, souillerait le drapeau israélien d’une tache indélébile, renforcerait la propagande du Hamas et accentuerait les protestations contre l’opération de Gaza au sein des démocraties. Signe éloquent : les responsables américains eux-mêmes, tout en soutenant fermement Israël, ont dit leur inquiétude de voir des combats se dérouler dans les couloirs d’un hôpital.

D’une manière plus générale, il est clair que la question des civils palestiniens atteint son point le plus incandescent. L’armée israélienne affirme que les combattants du Hamas sont en fuite et qu’elle contrôle désormais le nord de Gaza. N’est-ce pas une raison de plus pour instaurer la trêve humanitaire que réclament de nombreux pays, dont la France ? Sauf à ternir de manière définitive l’image d’Israël dans le monde et susciter au sein de la population palestinienne la levée de nouveaux combattants déterminés à frapper l’État hébreu.

Une référence littéraire pour terminer. Dans la pièce d’Albert Camus, Les Justes, un révolutionnaire russe renonce à lancer une bombe dans la calèche du tyran parce que des enfants s’y trouvent. En valorisant ce geste, Camus fait-il preuve d’irénisme, d’humanisme moralisant et irréaliste ? Pas vraiment. Plus tard dans la pièce, on apprend que le même révolutionnaire, à la seconde tentative, a réussi à tuer le tyran qui, cette fois, n’était pas accompagné. Autrement dit, épargner les civils, ce n’est pas faire preuve de faiblesse. C’est différer une attaque pour rester en accord avec les valeurs humaines élémentaires.   

Laurent Joffrin