Brûlons Balzac!
Pasteurisons la littérature !
Chateaubriand, Balzac, Flaubert, Dumas mis à l’index ? On peut, sans rire, se poser la question à l’écoute du débat radiophonique entre Tiphaine Samoyault, professeure de littérature, et l’écrivain Marc Weizman.
Intellectuelle reconnue, directrice d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, ce temple universitaire influent et prestigieux à souhait, Tiphaine Samoyault a égrainé quelques perles qui feraient sourire si elles n’annonçaient pas un avenir soudain assombri.
La discussion, sous la houlette du piquant Guillaume Erner, animateur de la matinale de France Culture, avait pour point de départ la récente réécriture très bien-pensante des œuvres de Roald Dahl par une maison d’édition britannique, source d’une polémique internationale. Défendant ce travail de rectification, Tiphaine Samoyault a élargi son propos à l’ensemble de la littérature classique, remarquant que « certains de ces textes portent des valeurs qui ne sont plus celles d’aujourd’hui ».
« Si la littérature du 19e siècle véhicule « des valeurs extrêmement normatives », faut-il continuer à l’enseigner ? »
Tiphaine Samoyault
Forte de cette remarquable découverte – les œuvres sont souvent, en effet, le reflet de leur époque – elle en a esquissé la conséquence, dont il faut craindre qu’elle soit, dans son esprit, inéluctable : « J’ai beaucoup de collègues qui trouvent très difficile d’enseigner la littérature du 19e siècle » parce qu’elles portent « des valeurs extrêmement normatives », et qu’il est très pénible de « voir l’antisémitisme chez Balzac » ou encore « l’invisibilisation ou l’instrumentalisation des femmes ».
» Je n’enseigne pas la littérature du 19e siècle, Dieu merci ! »
Tiphaine Samoyault
Et d’ajouter, en forme d’aveu : « je n’enseigne pas la littérature du 19e siècle, Dieu merci ! J’entends le malaise de certains de mes collègues qui trouvent difficile de répercuter ces valeurs-là ». On voit bien comment ces réflexions jetées au fil d’un débat pourraient se prolonger : si la littérature du 19e siècle véhicule « des valeurs extrêmement normatives », faut-il continuer à l’enseigner ?
» Une révolution culturelle, en cours dans le monde anglophone, vise à adapter les œuvres et le patrimoine littéraire aux sensibilités contemporaines… Cela veut dire réécrire idéologiquement les œuvres »
Marc Weizman
Au nom du respect des auteurs et de l’indépendance nécessaire de la littérature à l’égard des injonctions politiques ou morales, Marc Weizman a défendu le maintien en l’état des textes originaux (quitte à en faire la critique morale ou sociale), s’inquiétant de voir les œuvres romanesques ou poétiques du passé mises par l’université au service d’objectifs contemporains, quand elles ne sont pas tout bonnement écartées des programmes d’enseignement.
« Une révolution culturelle est en cours dans le monde anglophone, dit Weizman, qui vise à présentifier, adapter les œuvres et le patrimoine littéraire aux sensibilités contemporaines. Il ne s’agit pas de moderniser. Quand on dit adapter aux sensibilités contemporaines, cela veut dire réécrire idéologiquement les œuvres, pour les adapter à ce que l’on suppose qu’est la direction prise par le progressisme.”
Ce à quoi Samoyault répond qu’il est « commode, quand on se situe du point de vue de la représentation dominante, de s’indigner d’avoir une lecture morale de la littérature ».
Tout y est, donc. Les valeurs qui tissent les romans classiques sont datées ; mais plutôt que d’en faire l’analyse et la critique, chose légitime, élémentaire, on estime qu’elles heurtent « la sensibilité contemporaine » et donc qu’il faut, en quelque sorte, les pasteuriser pour les rendre accessibles à tous. Ou bien, solution plus simple, les ôter des programmes pour les confiner à un petit cercle d’archaïques amateurs, tandis que le bon peuple sera, lui, éduqué selon de nouveaux critères. Les protestations ? Elles sont le fait de l’élite occidentale ; inutile donc, de perdre son temps à les réfuter.
Les propos de Tiphaine Samoyault ont suscité parmi les auditeurs de France-Culture une levée de boucliers dont on trouve la trace sur la page numérique de la médiatrice de cette estimable radio. Manifestement sa volonté de réécrire le passé littéraire – qu’Orwell aurait jugée conforme à ses craintes les plus vives – reste très minoritaire dans le public.
En revanche, elle ne cesse de progresser dans l’université, au fur et à mesure qu’elle gagne des adeptes dans la haute noblesse du savoir, dont Samoyault, directrice d’études dans l’un des cénacles les plus respectés de la recherche littéraire, est une représentante éminente. Cette bataille, paradoxe supplémentaire, est menée au nom du progressisme. Quel progrès, en effet, que de mettre la littérature sous le contrôle de la bienséance politique…