Camus à Gaza
L’écrivain avait décrit le dilemme posé par le Hamas à Israël. Sa conclusion n’était pas celle de Netanyahou.
Dans la pièce d’Albert Camus, Les Justes, le socialiste-révolutionnaire Yanek Kaliayev, qui devait jeter une bombe sur la calèche du Grand-Duc Serge, despote moscovite, renonce à son attentat quand il s’aperçoit que deux enfants sont présents à ses côtés. Son camarade Stepan lui reproche amèrement ce scrupule et l’accuse d’avoir manqué à son devoir : « Parce que Yanek n’a pas tué ces deux-là, des milliers d’enfants russes mourront de faim pendant des années encore ».
Voilà un dilemme moral dont le gouvernement israélien de Benyamin Netanyahou s’est affranchi depuis le début de la guerre de Gaza. Pour lui, Stepan a évidemment raison et Yanek n’est qu’un humaniste bêlant. S’il y a derrière des enfants palestiniens un « Grand-Duc », en l’occurrence un terroriste du Hamas, il faut jeter sa bombe sans hésiter. C’est d’ailleurs ainsi que l’armée israélienne a justifié, dans un premier temps, le bombardement d’un camp de Palestiniens déplacés qui a causé la mort de plus de quarante personnes – souvent brûlées vives – dimanche soir à Barkasat, au sud de Gaza : « La frappe a été menée contre des cibles légitimes au regard du droit international, ont dit les militaires, grâce à l’utilisation de munitions précises et sur la base de renseignements précis indiquant l’utilisation de la zone par le Hamas ». Signé Stepan.
« Erreur »
L’ennui, pour la bonne conscience militaire, c’est que le bombardement d’un camp de civils déplacés, en suscitant une indignation mondiale, a obligé le gouvernement à reconnaître, peut-être pour la première fois, la pertinence du débat camusien. C’est en tout cas ce qu’a admis Benyamin Netanyahou au Parlement israélien : « Malgré tous les efforts déployés, une erreur tragique s’est produite hier. Nous enquêtons sur ce qui s’est passé et nous en tirerons les conclusions. »
Mais d’où vient cette « erreur », sinon de la consigne donnée aux soldats israéliens de se comporter, en tout lieu, selon les directives de Stepan ? On entend bien que le Hamas use des civils comme d’un bouclier, sacrifiant ses propres femmes et ses propres enfants pour protéger ses combattants. Le problème, c’est qu’en tuant systématiquement ces civils pour atteindre les terroristes, l’armée israélienne se place moralement au même niveau. Le Hamas expose sa population, Israël la bombarde. Qui est le plus immoral ? Camus lui-même hésiterait. Ce qui est sûr, c’est qu’à force d’user de moyens immoraux, on finit par discréditer sa propre cause. C’est fait aux yeux d’une grande partie de l’opinion mondiale.
Dans Les Justes, Kaliayev fait une nouvelle tentative deux jours plus tard et, sans tuer des enfants, réussit cette fois à assassiner le Grand-Duc. Ce qui ouvre une autre perspective : peut-être y avait-il, pour Israël, un autre moyen de tuer le despote – c’est-à-dire les chefs du Hamas – sans sacrifier des enfants. Pour avoir refusé de se poser la question, le gouvernement Netanyahou s’acharne depuis huit mois sur Gaza en massacrant la population civile, sans que le Hamas ait disparu, puisqu’il vient de lancer de nouvelles roquettes sur Tel-Aviv. Pour reprendre les termes de la pièce camusienne, à Gaza, les enfants sont morts, mais le Grand-Duc est toujours vivant.