Carnets du festival: arrêter le temps
Journal de bord d’un festivalier ordinaire. Cannes au jour le jour par notre envoyé spécial sur la Croisette
Quel que soient le sujet et la période abordés, un film est d’abord le miroir de l’époque où il fut conçu. Ce postulat, valable pour toute œuvre artistique, est mis à mal par les films, toutes sélections confondues, qui ont ouvert le Festival de Cannes. À commencer bien sûr par la méga-déception suscitée par le dernier et très – trop ?- attendu film de Francis Ford Coppola, Megapolis. Étrangement, tous les arguments de cette grosse production qui nous ont tenus en haleine pendant des semaines se sont retournés les uns après les autres contre le film. Une œuvre testamentaire d’un des derniers géants du New Hollywood, contraint de vendre ses vignobles et ses biens immobiliers pour réaliser, à plus de 100 millions de dollars, « un projet très personnel qu’il traîne depuis 40 ans » ?
Megapolis, s’avère effectivement, et malgré son déluge d’effets spéciaux, une fable très datée, aussi bien sur le fond (qui ose encore aujourd’hui dresser le parallèle entre la décadence de l’antique Rome et celle de l’Amérique capitaliste d’aujourd’hui ?), que sur la forme ( mise en scène baroque) de même, l’idée de pouvoir arrêter le temps, comme y parvient laborieusement le héros du film, l’architecte César Catilina (Adam Driver), excitante dans le trailer, finit par devenir une métaphore géante pour le réalisateur lui-même qui n’avait plus tourné de films depuis 2011 : le temps s’est-il arrêté pour Coppola ? Oubliera-t-on vite son Mégapolis ou resurgira-t-il dans un autre temps ?
A contrario, les films qui courent après l’air du temps sont, pour l’instant du moins, les plus décevants. On l’a dit pour Le deuxième acte de Quentin Dupieux, on peut élargir la problématique au dernier volet de la saga Mad Max, et Furiosa, son héroïne post #Me-too. Quand le premier volet de la série de George Miller déboulait en 1978, il évoquait, en avance sur son temps, l’épuisement des ressources. En 2024, la saga s’inscrit, elle, sagement dans son époque.
Autre signe des temps, La Belle de Gaza , le beau documentaire de Yolande Zuberman sur les transsexuels palestiniens va-t-il être victime du temps qu’il fait au Proche-Orient ?
Enfin, dans la sélection Cannes Classics consacrée aux films restaurés, revoir aujourd’hui Johnny s’en va-t-en-guerre, donne le vertige. Tourné en 1971, l’unique et puissant film de l’écrivain Dalton Trumbo est une adaptation de son roman éponyme publié en 1939. Les dates parlent d’elles-mêmes, avec Les Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick, le film de Tumbo a été longtemps considéré comme un manifeste anti-militariste. À juste titre, bien sûr.
Mais en ce printemps 2024, Johnny Got His Gun semble plaider pour une tout autre cause, plus contemporaine: le débat sur la fin de vie. Si bien que cet automne, lorsque sortiront Megapolis de Francis Ford Copolla et Johnny s’en va-t-en-guerre de Dalton Trumbo (en copie restaurée), le film le plus proche de nos préoccupations ne sera pas le plus récent des deux. Sauf si d’ici là, le temps décide de nous jouer encore des tours.