Bernard Cazeneuve : « Ma stratégie pour sauver la gauche »
« Prêt à tout ce qui est utile », Bernard Cazeneuve se livre sans fard pour LeJournal.info. Sa philippique contre les «démolisseurs » de la gauche, sa stratégie pour l’emporter, sa vision de la future politique à mener, il va au fond des choses dans ce long entretien qui fera référence
LeJournal.info – On n’entend guère la gauche républicaine dans le débat public. Comment l’expliquer ?
Bernard Cazeneuve – Depuis trop longtemps, une partie de la gauche, par grégarisme, facilité ou paresse, a accepté la domination politique et excommuniante de la France insoumise. Bruyants, les amis de Mélenchon saturent de leurs outrances tout l’espace du débat à gauche, dans le seul but de rendre tout propos sensé et nuancé inaudible. Lorsque ces excès sont mis au service d’une complaisance coupable à l’égard de l’abjection terroriste, l’alliance avec LFI se révèle comme une faute lourde, politique et morale. Voilà pourquoi j’ai pris, depuis que cette alliance a été contractée, des positions claires, en prenant mon risque. Il fallait aussi envoyer le signal que la gauche républicaine existe encore dans les territoires, qu’elle est vivante, imaginative et qu’elle est seule de nature à résister à la poussée de l’extrême-droite. Elle est représentée par des élus talentueux, qui, à l’instar de Mickaël Delafosse à Montpellier, incarnent une nouvelle génération ardemment laïque et républicaine.
« La stratégie des démolisseurs atteint son but »
Certains disent : la gauche de Hollande, de Cazeneuve, de Le Foll, c’est le passé, c’est le quinquennat de 2012…
Ceux qui dominent la gauche aujourd’hui ont toujours préféré les postures grandiloquentes au risque de gouverner. La contestation de tout, lorsque la gauche est au pouvoir, est chez eux un réflexe autant qu’un confort. Depuis des années, à grand renfort d’approximations, de mises en cause et d’indignations feintes, ils expliquent que tout a été échec sous le quinquennat de François Hollande et que ceux qui ont eu le courage de gouverner le pays dans un contexte de crise économique, financière et terroriste doivent être effacés. Leur but est la disparition de la gauche de gouvernement pour pouvoir y substituer le parti du grand soir, qui est en réalité celui des petits matins radieux de l’extrême-droite, puisque par leurs propos et leur comportement, ils en préparent l’avènement.
Dans le but de s’autopromouvoir, ils gomment soigneusement tout ce qui a été fait par la gauche au pouvoir entre 2012 et 2017 : les 60 000 postes créés dans l’éducation nationale, la lutte contre le terrorisme dans un contexte dramatique, le mariage pour tous, la retraite à 60 ans pour les longues carrières, le redressement de la compétitivité des entreprises, une politique industrielle relancée par la création de Banque Publique d’Investissement et le soutien aux grandes filières, qui expliquent pour une large part l’amélioration de l’emploi et du tissu productif aujourd’hui en France.
On oublie aussi le combat pour le multilatéralisme et la paix, notamment pour ramener Vladimir Poutine à la raison, avec le lancement des discussions en format Normandie… On oublie aussi la conférence de Paris sur le climat, qui a fixé les objectifs mondiaux de réduction des gaz à effet de serre. Bien entendu, il y eut aussi des erreurs, qui furent autant de motifs de déception, comme les débats autour de la déchéance de nationalité, ou les conditions d’élaboration de la loi Travail sans écoute – elle a prévalu dans un second temps – des syndicats réformistes. Mais avec le temps, je suis sûr que ce bilan sera réévalué.
J’ai été triste de voir la direction actuelle du Parti socialiste, dont les principaux acteurs avaient parfois été au premier plan sous le quinquennat Hollande, après avoir servi comme collaborateur auprès de beaucoup des premiers secrétaires du PS, dont François Hollande lui-même, se livrer à cet exercice d’autodestruction. Il est vrai que le Graal politique était pour eux d’augmenter le nombre de leurs followers et de ne plus être sifflés dans les manifestations par ceux qui voulaient leur disparition. Il nous faut saluer leur performance, puisqu’ils y sont parvenus. Ils ont simplement oublié qu’à force d’expliquer aux Français, pour être à la mode, que leur parti avait tout raté lorsqu’il était au pouvoir, ces derniers étaient fondés à tout faire pour les empêcher d’y revenir ! Là aussi, la stratégie des démolisseurs atteint son but.
« La modernité n’est pas une affaire d’âge »
On dit aussi : les sociaux-démocrates, la gauche républicaine, sont des courants dépassés, ringards…
Le rejet des anciens, c’est ce qui est ancien. En mai 68, dans les rues de Paris, on considérait que François Mitterrand était un dinosaure de la Quatrième République et qu’il devait disparaître pour faire jaillir la mer de sous les pavés. Trois ans plus tard, il prenait la tête du PS, pour reconstruire la gauche et la faire triompher. La plupart du temps, le débat devient générationnel lorsqu’il n’y a plus ni débat, ni idées, et que l’âge du capitaine devient le seul argument. Mais la modernité n’est pas une affaire d’âge, elle est davantage une question de courage et d’état d’esprit. Corneille disait : « La valeur n’attend pas le nombre des années » et il avait raison, mais le nombre des années n’annule pas la valeur. Ce qui donne de la force en politique c’est la profondeur d’une culture et la sincérité des convictions.
On a vu des anciens n’être attachés qu’à cette éthique et de jeunes pousses se délecter des manœuvres d’appareil, en étant convaincus d’incarner à la fois la modernité et l’avenir. On a même vu parfois des vieux se faire passer pour des jeunes, en demandant à des très jeunes, chauffés à blanc, d’excommunier tous ceux qui avaient des cheveux blancs ou qui n’avaient plus de cheveux… J’ai même vu des journalistes, galvanisés par cette idéologie nouvelle, accompagner cet exercice en étant convaincus d’élever le débat… François Mitterrand à la fin de sa vie aimait à dire que la jeunesse est un état d’esprit, qu’elle est une intelligence des problèmes de l’époque, une audace qui permet de se projeter vers les défis de l’avenir. Si on a du respect pour la jeunesse, il faut lui dire ce que l’on croit juste, avec sincérité et non chercher à la séduire en abaissant tout dans les facilités de l’air du temps.
Le logiciel de la social-démocratie a-t-il été renouvelé ?
Insuffisamment, précisément parce que le renouvellement d’une pensée suppose du courage et une certaine capacité à résister à l’air du temps. Le premier défi, celui qui m’apparaît le plus urgent, résulte du risque de dislocation de notre société en communautés séparées et bientôt hostiles. Je veux ici parler de la question de la République. Nous devons rappeler et redonner force aux principes qui nous permettront de vivre ensemble. Sans cette cohésion, nous échouerons à réussir les grands projets pour la transition écologique, la justice sociale, la modernisation de notre démocratie.
Il faut instaurer l’égalité réelle
Une partie de la jeunesse militante conteste la pertinence des principes républicains. Elle considère que la République n’a pas tenu ses promesses et que, sous couvert d’universalisme, elle nie les différences, et donc les discriminations…
En premier lieu, il n’est pas vrai que la République n’ait pas tenu ses promesses d’émancipation, même si beaucoup reste encore à faire, dans un contexte où certaines inégalités se creusent et les fractures territoriales deviennent parfois béantes. Beaucoup de jeunes, parmi les générations issues de l’immigration, ont pu, par la République, accéder à l’éducation, à l’université ou à l’emploi. Et si des discriminations demeurent – ce qui est le cas – la République se fixe toujours pour objectif de les réduire, car elle n’a jamais pour programme de les laisser prospérer. La gauche républicaine est attachée à ce que s’instaure l’égalité réelle et pour convaincre elle doit montrer comment elle rend possible cet objectif par son projet.
Vous êtes rétif à ce discours sur les différences…
Pas du tout ! La République est cette communauté nationale dont les valeurs, les institutions, les politiques publiques et les citoyens œuvrent au plus admirable, au plus exigeant projet – un projet humain : donner aux individus la possibilité d’être égaux en étant différents. Dans sa construction du commun, « plébiscite de tous les jours », écrit Renan, la République doit évidemment tenir compte des différences qui, d’ailleurs, ne sont pas des appartenances assignées, figées, séparées. C’est la raison pour laquelle la France doit affirmer avec une conviction implacable son attachement à la laïcité. Si la République laïque ne reconnaît aucun culte, c’est pour permettre à chacun de choisir librement le sien, sans risquer jamais d’être inquiété.
La laïcité est donc un principe de liberté, de tolérance, d’acceptation de la singularité de l’autre, de sa différence, sans préjudice pour le vivre ensemble. Car pour que les différences soient acceptées, il faut que ce qui nous rassemble soit, pour chaque citoyen, plus précieux que ce qui nous divise. Il faut que la différence n’interdise pas l’altérité. Si certains expliquent aujourd’hui que la République discrimine par construction, qu’elle refuse les singularités, c’est qu’ils ont intérêt politiquement à le faire, pour créer les tensions insurmontables qui serviront leur projet politique.
Ce sont ceux qui profèrent que « la police tue » et parlent d’un « racisme d’État », qui affaiblissent la République en offrant notamment à l’extrême-droite l’opportunité d’une respectabilité à bon compte. Si le combat contre le Rassemblement national est la priorité, il faut refuser avec lucidité et netteté les comportements de ceux qui, par leurs mots ou leurs outrances, en favorisent l’avènement.
« Internet est passé de l’accès à l’excès »
N’y a-t-il pas un racisme diffus dans la société ?
L’antisémitisme et le racisme sont ancrés dans la société. Mais ils ne sont pas le fait de l’État ou de la République. La République, par l’éducation et par le droit, combat toutes les formes de racisme. C’est sa grandeur, dans le temps long de son histoire, de n’avoir jamais dérogé à ce combat. La haine de l’autre prospère en France comme dans d’autres pays – pas seulement en Europe – en raison de l’action de forces politiques, de sensibilités ou de courants de pensée intolérants ou franchement racistes. L’islamisme est un totalitarisme qui diffuse l’antisémitisme partout dans le monde.
L’extrême-droite a contribué depuis des décennies à entretenir des sentiments de défiance et d’hostilité à l’encontre des étrangers et c’est la raison pour laquelle nous l’avons toujours résolument combattue. Et puis il y a le rôle des réseaux dits sociaux et des plateformes de l’Internet : on y est passé de l’âge de l’accès au temps de l’excès.
Songez que depuis 1945, le droit dans les démocraties a continument et heureusement banni l’antisémitisme, le racisme, l’homophobie, le sexisme, et que ces délits trouvent droit de cité numérique sur Internet sous forme de propos ou de vidéos dont les auteurs sont le plus souvent anonymes et les hébergeurs n’assument pas leur responsabilité d’éditeurs. Des évolutions législatives et réglementaires surviennent, moi-même j’ai agi comme ministre de l’Intérieur pour réguler les outils numériques en particulier dans le cadre de la lutte contre le cyberterrorisme.
L’Union européenne se dote d’outils normatifs pour proscrire les messages de haine, leurs initiateurs et leurs diffuseurs. Mais dans cette action qui doit être mondiale, l’engagement des États-Unis vis-à-vis des GAFAM et de la Chine à l’égard des BATX est indispensable. Cet enjeu est, avec la préservation du climat et la lutte contre les inégalités, un grand défi du XXIe siècle.
Il y a des comportements inconscients, non intentionnels, qui favorisent le racisme, au-delà des projets politiques ou des idées philosophiques…
Bien sûr. Mais le plus sûr moyen de les combattre, c’est d’affermir la République, non de l’affaiblir en lui attribuant la responsabilité des maux que précisément elle combat. Je ne conteste en rien la persistance d’un racisme latent ou explicite dans la société. Je conteste qu’on puisse l’imputer à la République présentée par certains comme une machine à discriminer. J’ajoute qu’il n’est pas de République sans républicains, de nation républicaine sans peuple de citoyens : de la citoyenneté et du civisme sont indispensables à une vie commune, à la concorde. Les faire vivre au quotidien et dans la durée est l’affaire des institutions, bien sûr, mais c’est aussi celle de chacune et de chacun.
« L’erreur décoloniale »
Les mêmes vous diront que la République porte un héritage, celui de la colonisation qu’elle a conduite à la fin du XIXe siècle, qui continue à exercer ses effets idéologiques malgré la décolonisation des années 1960 et 60. C’est la thèse des « décoloniaux ».
La décolonisation s’est accomplie dans des conditions déplorables, trop tard et contre des forces réactionnaires puissantes. Mais la France a malgré tout fait le choix de la décolonisation, car il y a eu suffisamment d’esprits ardents, visionnaires, conscients de la honte qu’a été l’aventure coloniale, pour engager le pays sur une autre voie. Il y a eu l’OAS, mais il y a eu aussi Mendès France, De Gaulle, Mauriac, Camus, une grande partie de la gauche… La France a connu ensuite une immigration venue des pays qui avaient subi la colonisation et qui a provoqué la réaction hostile de partis xénophobes, racistes, qui ont voulu exploiter, puis ostraciser et discriminer ces populations. L’ont-elles emporté jusqu’à présent ? Non. A-t-on privé les étrangers en France d’éducation, d’accès à la culture ou de la solidarité nationale ? Non. Globalement, la nation républicaine a été ouverte et généreuse.
La tendance historique dans notre pays n’est pas celle dont les décoloniaux voudraient nous convaincre. Je conçois qu’ils le fassent parce qu’ils conçoivent la société comme une juxtaposition de communautés absolues et scindées, parce qu’ils placent l’identité au cœur de leur réflexion et qu’ils ont intérêt à faire croire que la discrimination est partout. Mais cela ne correspond pas à la réalité ni à l’histoire de notre pays dont l’égalité et l’universalisme sont les points cardinaux depuis sa Révolution en 1789.
Une grande partie de la jeunesse estime que l’on ne va pas assez vite dans la lutte pour le climat, une critique qu’elle adresse aussi à la gauche de gouvernement…
Elle a raison. Notre génération s’est battue pour que la vie soit meilleure, mais les générations nouvelles, face à l’impératif climatique qui est désormais un impératif catégorique, se battent pour que la vie soit possible. C’est un combat plus urgent, plus exigeant. Le productivisme a engendré la destruction des biens communs, l’air, l’eau, la terre, le climat. Les conséquences sur l’environnement et sur la santé sont telles, qu’une partie de la jeune génération se demande s’il est encore raisonnable et possible d’avoir des enfants. Son impatience est légitime.
D’autant plus que les objectifs que nous avions fixés, lors de la Conférence de Paris, en 2015, ne seront pas atteints, car l’inertie est partout, qui laisse le sentiment de l’impuissance. L’Unep, chargée du programme sur l’environnement de l’ONU, vient d’établir qu’au rythme actuel des émissions de gaz à effet de serre, le réchauffement planétaire pourrait atteindre +2,9 °C d’ici à la fin du siècle, à +2,5 °C si les 196 parties ayant adopté l’accord de Paris respectent leurs engagements pour 2030 – dont le soutien financier promis aux pays en développement. Avec l’enjeu de la sortie des énergies fossiles, c’est le défi de la COP qui se déroulera dans quelques jours à Dubaï.
« Ni productivisme ni décroissance«
Comment atteindre ces objectifs, en dépit du retard accumulé ?
D’abord en réussissant la révolution énergétique. Il s’agit de décarboner la production industrielle, l’habitat, les modes de transport des personnes et des marchandises, pour éviter les émissions de gaz à effet de serre. Cela passe par l’électrification des usages dans le cadre d’une énergie électrique décarbonée. C’est la condition pour pouvoir continuer à produire et à opérer la transition des économies et des sociétés. Produire de façon sobre et sûre, bien sûr, et donc sortir du productivisme. Mais selon un modèle bien différent de celui que préconisent la plupart des écologistes militants : il reposera – j’ai toujours promu cette voie responsable à tous les sens du mot – sur l’addition de l’énergie nucléaire et des énergies renouvelables. Sans énergie nucléaire, il n’y a ni production ni décarbonation.
Il faut aussi transformer en profondeur la production agricole, pour passer d’une agriculture intensive à une agriculture extensive de petites exploitations dont la production est écoulée et consommée sur place. Il faut encore instaurer une écomobilité, fondée sur l’énergie électrique, sur l’intermodalité et sur un nouvel équilibre entre transport individuel et transports en commun. Tous ces défis, mobilisateurs de compétences et créateurs d’emplois, exigent une production d’électricité nettement accrue, grâce au renouvellement du parc nucléaire et à la mise en place d’une politique européenne de l’énergie.
Non à la décroissance, donc ?
La sobriété désirable ne passera ni par le productivisme ni par la décroissance. L’un détruit les biens communs et accélère le réchauffement climatique ; l’autre rend impossible la répartition des richesses et la justice sociale. Oui, cent fois oui, à la lutte contre le gaspillage et l’inefficience, mais non au refus du développement économique, sans lequel il n’y a pas de financements pour la politique éducative et sociale, pas d’investissements pour la transition écologique et énergétique. Le chemin viable et durable, c’est celui d’une économie et d’une société de la qualité, fondée sur une croissance sobre et sûre, c’est-à-dire décarbonée. Elle passe par un plan ambitieux de souveraineté énergétique et d’électrification de l’économie, autant que par la sobriété et la rénovation de l’habitat.
« Pour des nationalisations écologiques »
Une planification, donc ?
Oui. Je n’ai jamais fait partie de ceux pour qui la planification – ainsi que le juste échange face au dogme de « la concurrence libre et non faussée » – est un gros mot. Anticiper les mutations, organiser les transitions, accompagner les actions et les acteurs, tel est le devoir de l’État. Encore faut-il le réarmer pour qu’il accomplisse cette mission de stratège, de régulateur et de partenaire. Nous ne pouvons pas compter sur le seul secteur privé même si les entreprises sont engagées dans leur transformation sectorielle, contribuant ainsi à la transformation de l’économie et de la société – il est essentiel de le dire, surtout en France où nombre de nos grandes entreprises, ETI et PME sont positionnées aux avant-postes des secteurs d’activité et des innovations qui font et feront l’économie de la qualité que j’appelle de mes vœux.
L’État doit affirmer sa volonté. Il doit même envisager des nationalisations écologiques, dans une synthèse entre l’ancien socialisme – l’appropriation collective des moyens de production – et le nouveau – la priorité donnée à l’écologie. Par exemple, si les acteurs de l’énergie n’accompagnent pas la transition écologique ou pas assez vite, il sera indispensable que la puissance publique prenne la main. Je suis donc favorable à des nationalisations écologiques.
Faut-il y ajouter un « compte carbone » individuel, qui mesure pour chacun ses émissions de gaz à effet de serre et responsabiliser ainsi les citoyens ?
J’y suis favorable. La mutation écologique sans la responsabilité des citoyens, c’est la bureaucratie.
Iriez-vous jusqu’à instaurer une forme de rationnement des dépenses en carbone ?
Non. Il faut éviter tout ce qui peut apparaître comme punitif et déresponsabilisant. Je pense que la prise de conscience de la société est suffisante pour faire accepter la politique que je viens de décrire. Mais je souhaite aussi qu’on trouve un nouveau modèle de consommation, qui ne soit pas dicté par les impulsions sans cesse créées par le capitalisme pour accroître ses profits, à l’instar de la frénésie organisée et rentabilisée par les plateformes numériques et leurs algorithmes. La consommation doit permettre à chacun de vivre bien, d’être éclairé sur les produits et les services disponibles, sur leur empreinte carbone, leur utilité sociale et leur prix, de vivre heureux en satisfaisant ses besoins matériels et ceux de ses proches, et non à entretenir une course démente vers la destruction des biens communs, vers la fin de la biodiversité et de la vie.
« On fait de la politique avec une boussole, non avec un anémomètre »
La gauche va-t-elle rester sous la domination de son aile la plus radicale ?
La gauche restera dominée par son aile radicale tant que son aile crédible, responsable et audacieuse ne décidera pas de s’unir pour devenir à son tour dominante. C’est le chemin que j’ai proposé dès mai 2022 en refusant de participer ou de consentir à une alliance autour de La France Insoumise, son programme et son chef. J’ai créé un an plus tard La Convention, où plus de 10 000 citoyens m’ont rejoint. Aucune domination politique n’est possible sans avoir gagné le combat des idées. Et tout combat idéologique qui n’est pas mené condamne à rester minoritaire.
Quand on est intellectuellement minoritaire et que les autres dominent par la force, par l’excommunication et par l’insulte, il faut beaucoup de courage pour continuer à défendre ses idées. J’ai préféré faire ce choix, qui est celui de la solitude – même si l’on n’est jamais seul avec ses convictions -, qui est celui du combat contre les meutes constituées, contre les idéologies dominantes, dès lors que mes idées me semblaient justes, à la fois éthiques, politiques et stratégiques.
La politique ne vaut pas la peine d’être vécue si ce qu’on croit juste n’est pas ardemment défendu. La politique, c’est la sincérité. Elle exige que l’on mette en avant des convictions, d’être soi-même avec et pour les autres. Ce n’est pas un art de la séduction. Les responsables publics ne devraient pas chercher à plaire à leurs concitoyens comme à autant de catégories, segments de marché, communautés, en restant dans le grégarisme de ceux qui suivent les vents dominants et contradictoires, mais au contraire, ils devraient chercher à convaincre par des idées et des actions qui entraînent et non qui flattent. On fait de la politique avec une boussole, pas avec un anémomètre !
Comment la gauche responsable peut-elle se faire entendre ?
En substituant l’espérance à la colère. La gauche républicaine, responsable, écologique, européenne ne peut émerger qu’en proposant à chacune et à chacun un projet commun plus grand que nous et auquel nous pouvons contribuer utilement, pour continuer l’histoire de la nation française et permettre aux générations qui suivent d’être dépositaires à leur tour de ses valeurs universelles, de sa pesée sur la scène internationale et de son art de vivre.
Le PS peut-il incarner cette espérance ?
Oui, s’il se transforme et s’il s’ouvre à tous les réformistes. Cela suppose qu’il se souvienne que dans PS, le S ne signifie pas sectaire…. Il faut créer une force nouvelle pour incarner un projet nouveau. Avec les socialistes, mais également avec d’autres : les clubs, les mouvements intellectuels, les ONG, les représentants des organisations syndicales et tous les citoyens qui le voudront. Il faut rassembler celles et ceux – ils sont nombreux, très nombreux – qui veulent une gauche crédible et audacieuse. Ce rassemblement est urgent. S’il ne se fait pas, si la domination des extrêmes sur la gauche continue, la victoire de Marine Le Pen ne sera plus une possibilité, mais la probabilité. La domination de la gauche extrême désinhibe les électeurs, qui mettent de côté leurs préventions pour voter RN ; elle accélère tout autant la marche du lepénisme vers la respectabilité, par contraste avec les outrances de la gauche extrême.
« Pour l’union des réformistes »
Sommes-nous condamnés à choisir entre ce trio : Le Pen, Mélenchon ou une candidature macroniste ?
Pas du tout. Je me revendique du républicanisme, qui est le contraire du fatalisme. D’abord, je ne sais pas ce qu’est le macronisme. D’ailleurs, Emmanuel Macron lui-même le sait-il ? Il est le produit d’une décomposition qui n’a pas débouché sur une recomposition. Au point que bien des esprits dans son gouvernement et sa majorité songent à 2027 un an après 2022. À la fin de sa présidence, peut-être même avant, son parti se disloquera et le clivage entre gauche et droite se réactivera – sur des bases programmatiques et stratégiques renouvelées, mais il se réactivera, car là est depuis la Révolution notre référentiel démocratique.
Je ne crois pas non plus que la domination de LFI sur la gauche soit durable. Quand les électeurs de gauche se rendront compte que cet imperium mène la gauche, ses idées et ses combats dans l’impasse, c’est-à-dire à la victoire du RN, ils réagiront pour qu’un autre avenir à gauche que l’outrance soit possible.
La recomposition de la gauche doit-elle se manifester lors des élections européennes ?
Oui. Les Européennes doivent être l’occasion du rassemblement de la gauche responsable. Tous ceux qui sont européens, attachés à l’État de droit et au multilatéralisme, à l’efficacité économique et à la justice sociale, à la lutte contre le dérèglement climatique sans décroissance, doivent s’unir. C’est le souhait de leurs électeurs et c’est l’intérêt de la France et de l’Europe ! S’ils ne le font pas maintenant, le feront-ils après ? Le pourront-ils après ? Je comprends que la direction du PS poursuive un autre objectif : continuer la Nups sans Mélenchon, avec un programme semblable à celui de LFI. Mais le résultat de cette stratégie est connu d’avance : 20 % pour la gauche, tout bien pesé.
Si la gauche veut reconquérir un jour la majorité sociale et politique, elle doit appliquer une autre stratégie. Elle doit reconstituer une force politique de gouvernement, qui soit en position centrale, pour créer les conditions d’une nouvelle union. Il y a un malentendu sur ce point. On a présenté ceux qui réprouvaient l’alliance avec LFI comme des adversaires de l’union. Non ! Ils étaient hostiles, moi le premier, à une union dominée par des extrémistes. On voit aujourd’hui où cette alliance a conduit la gauche : fragmentée et marginalisée face au macronisme et au lepénisme.
L’accord électoral et doctrinal avec LFI a divisé les réformistes sans réunir la gauche. Ses concepteurs-inquisiteurs ont proclamé : « Si vous n’êtes pas favorables à l’alliance avec LFI, vous êtes contre l’union de la gauche ». C’était un mensonge intellectuel, politique et moral. En réalité, cette stratégie de la Nupes a fait exploser la gauche de gouvernement, sans pour autant réunir les autres gauches. Ses promoteurs ont échoué sur les deux tableaux. Si nous voulons réellement l’union, une union utile pour la France et les Français, il faut une force de gouvernement puissante. C’est la raison pour laquelle j’invite toutes celles et tous ceux qui ont compris cet impératif à se rassembler d’urgence.
« Je suis prêt à tout ce qui est utile »
Pourquoi ne le font-ils pas ?
Certains parce qu’ils attendent l’énième congrès d’un appareil fatigué pour espérer prendre la direction d’une organisation qui ne suffira pas à créer les conditions du rassemblement. D’autres, parce qu’ils ont des ambitions personnelles et qu’ils n’envisagent pas qu’un projet collectif puisse se faire autrement qu’autour d’eux. D’autres, enfin, parce qu’ils veulent la Nupes sans Mélenchon, ce qui aboutira à la même impasse que la Nupes vintage. Ce sera une union d’appareils et non le rassemblement d’une majorité de Français autour des valeurs de la gauche. Les adversaires de l’unité véritable de la gauche et des écologistes s’appellent le tacticisme et le nombrilisme.
Vous stigmatisez les ambitions, mais vous en avez une, vous aussi…
Oui, j’ai une ambition pour la France, car aujourd’hui, je suis inquiet pour son avenir alors qu’elle doit affronter tant de défis – le climat, la dette, l’affaiblissement de l’État et des services publics, les divisions. Si je peux servir notre pays et mes concitoyens, j’en serai honoré et heureux. Tocqueville écrivait : «Je me méfie des ambitieux, pas de l’ambition ». Je veux une grande ambition pour notre pays, mais je me méfie des ambitieux qui n’ont d’autre ambition qu’eux-mêmes.
Vous êtes donc prêt à incarner cette ambition…
Je suis prêt à tout ce qui est utile et à rien de ce qui est dérisoire. De toutes les manières, la question de l’incarnation est vaine tant qu’il n’y a pas une force pour la soutenir. Empêcher la constitution d’une force au prétexte qu’on ne peut pas l’incarner, c’est la médiocrité chimiquement pure. C’est la raison pour laquelle je pousse à la tenue de nouvelles assises du socialisme.
Et pour les élections européennes ?
Je préconise l’élargissement de la liste socialiste à toutes les sensibilités réformistes. Si la direction du PS n’est pas capable de faire cela, elle en portera la responsabilité historique.
Propos recueillis par Laurent Joffrin