Ce matin…

par Jean-Paul Mari |  publié le 14/06/2024

Il y a des choses que l’on ne voit plus, ou qu’on ne veut plus voir. Et la gauche ferait bien d’ouvrir grand les yeux

Marien Le Pen en Corse- Photo pascal pochard casabianca/ AFP

Ce matin, j’ai enjambé un SDF en sortant de chez moi. Et failli piétiner l’amas de cartons et de couvertures d’où émergeait une tête difficile à identifier. Jeune, vieux, pakistanais ou picard mauvais teint… allez savoir. Au petit matin, tous les SDF portent sur leur visage les meurtrissures de la nuit et la crasse de la rue. Ils sont 300 000 sur le territoire, l’équivalent d’une ville glauque peuplée d’ombres. Une montagne de cartons et de duvets sales empilés sur des trottoirs souillés d’urine, de vomi et de vin. Une grande ville fantôme, oubliée, hors du temps. Ils sont 300 000 et leur nombre ne cesse d’augmenter. Un président prétentieux avait promis leur disparition, sous forme de sauvetage, en un an à peine. C’était il y a longtemps.

Paradoxe, ils ne cessent à la fois de se multiplier et de mourir. 656 l’an dernier, dont 68 femmes : les « morts de la rue » augmentent, recensés chaque année par une organisation qui persiste à les compter comme des êtres humains. De quoi ériger au moins une stèle par an, avec leurs noms gravés. À deux pas de ma porte, à la terrasse d’un café, deux garçons et une jeune fille débattaient haut et fort sur la mort des espèces animales et l’urgence de sauver les insectes.

Ce matin, j’ai lu que 3 000 enfants avaient déjà commencé leur carrière d’apprentis de la rue. Dont 600 qui avaient moins de 3 ans. On voit les autres, un peu plus âgés, apparaître au petit matin dans les préaux des écoles et des collèges. Ceux-là, les profs les remarquent au premier coup d’œil. Leurs airs de somnambule, hébétés de sommeil, sales, les yeux cernés et les mains noires. L’école est obligatoire, pas le logement. Que peut-on leur apprendre, leur dire dans cet état ? « Tiens-toi droit, ne mets pas tes doigts dans ta morve, ne te jette pas sur les plats de la cantine… » Ils viennent de passer la nuit dans un parking, un garage, une épave de voiture, sur une plaque d’égout. L’été approche. Vive les vacances !, crient les autres, qui les évitent parce qu’ils puent et sortent leurs griffes de sauvages à la première dispute. Vive les vacances. La vacance. Le vide. Sans école, sans toilettes et sans cantine. Pas sûr de les revoir à la rentrée des classes. Bon débarras.

Ce matin, j’ai relu une brève sur le suicide d’un agriculteur dans le Calvados. Elle datait un peu. On n’écrit pas beaucoup sur ces affaires. Pourquoi lui ? Thierry Olive était plus sexy que les autres, après avoir participé à une émission de télé. Cela ne l’a pas empêché d’en finir. En un an, 529 suicides d’agriculteurs, un tous les deux jours. Imaginez la même chose chez Orange ou La Poste… La France des syndicats prendrait la rue et on exigerait une enquête parlementaire. Là, rien, ou si peu. Ce ne sont que des mâles blancs, isolés, vieillissants, célibataires et surtout très endettés.

Une organisation a créé une permanence détresse : elle a reçu 1 700 appels en six mois. Une corde dans la grange, un litre de pesticide, la tête dans la fontaine de la cour, tout est bon. Les agriculteurs ne font pas de tentative de suicide, ils ne se ratent jamais. Ils aiment le travail bien fait, la terre et la famille. Alors les dettes, c’est la faillite et la honte. Un responsable paysans a dit : « Comme leurs bêtes, les agriculteurs meurent en silence ».  

Ce matin, je suis repassé devant l’hôpital Avicennes à Bobigny, où j’avais travaillé deux mois comme observateur pendant la crise du Covid. On avait vu arriver une population de clandestins qui ne se soigne jamais. L’un d’eux, pakistanais ou bangladais, allez savoir, venait d’être amené par le SAMU. En plus du Covid, les médecins avaient trouvé une tuberculose avancée. Le malade m’avait expliqué qu’il travaillait le jour, mais dormait depuis un an assis, droit, sur une chaise, qu’il louait 150 € par mois à un marchand de sommeil, dans une salle bourrée d’autres locataires de chaises nocturnes. Au travail, le patron qui l’employait au noir a dû s’énerver de ce fainéant à l’air perpétuellement fatigué.

Ce matin, j’ai écouté les débats politiques sur les législatives, après les Européennes. On parlait de tactique politique, d’alliance, de pourcentage et de trahison. Intéressant. Pendant ces derniers mois de campagne et même avant, la gauche a mis l’accent sur différents sujets : l’Ukraine bien sûr, la tragédie de Gaza, les énergies renouvelables, l’intersectionnalité et les statues coloniales qu’on déboulonne. On s’est beaucoup affronté, bien moins sur la rue, le dénuement, l’isolement, les champs, l’école, l’hôpital.

Apparemment, la Gauche, amnésique, avait oublié ce qui l’a créée et fondée : l’inégalité sociale. Et il était grand temps, si elle ne veut plus que les déshérités confient leur destin aux extrêmes, qu’elle retrouve le chemin qui mène au peuple.

Jean-Paul Mari