Chasse aux sorciers à Brooklyn

par Sandrine Treiner |  publié le 20/01/2024

Tunnels, enlèvement d’enfants, caches sanglantes, rituels, synagogues, conspiration, QAnon. Et Satan bien sûr… l’Amérique en plein délire

Tunnel a Brooklyn - Capture écran

L’histoire, racontée par plusieurs journaux américains, est assez obscure. Le 8 janvier, à Brooklyn, des affrontements opposent de jeunes juifs hassidiques aux forces de police de New York devant le 770 Eastern Parkway, Brooklyn, adresse de l’une des synagogues de la ville. L’objet de cette agitation : la découverte d’un tunnel illégalement créé pour agrandir la surface intérieure du lieu de culte et le rattacher à une annexe. Ce tunnel a été creusé par des fidèles malgré l’opposition du rabbin de la synagogue pour lequel les murs, sacrés, ne sauraient être transformés par les hommes. Voilà pour les faits, singuliers en soi, mais pas de quoi faire que l’histoire traverse l’Atlantique.

Plus sidérant, le New York Times raconte la flambée conspirationniste à laquelle cet épisode a donné naissance sur les réseaux sociaux. Le tunnel aurait servi à dissimuler un trafic d’enfants. Des montages d’images aggravent les supputations. Le lien est fait avec l’affaire Epstein. Juifs, enfants, tunnels, cachettes, mais c’est bien sûr, le crime est avéré ! Les QAnon, du nom d’une large communauté numérique américain adepte de toutes les thèses du complot, relient l’épisode à d’autres histoires : c’est un nouvel avatar du « mole children », ces soi-disantes caches d’enfants gardées par des élites sataniques. Pire encore : on aurait vu des traces de sang dans la synagogue, aussitôt attribuées à des crimes pédophiles.

Au-delà des délires d’une minorité très agissante, la focalisation sur les crimes contre les enfants portés par le hashtag #savethechildren doit susciter notre attention. Elle est à rapprocher de ce qui a produit, avec le faux du Protocole des Sages de Sion, le déclenchement de la vague de pogroms dans l’empire russe au début du vingtième siècle. C’est en avril 1903 qu’un journaliste et activiste antisémite, Pavel Krouchevan écrit dans le journal Le Bessarabian qu’un enfant chrétien a été sauvagement assassiné dans le cadre d’un meurtre rituel de la communauté juive.

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Deux jours de pogroms se déclenchent alors à Kichinev (aujourd’hui Chisinau) faisant près de 50 morts et des centaines de blessés. En 1911, Kiev, Menahem Mendel Beilis, accusé du même crime rituel, fut heureusement blanchi. Son histoire inspira le grand roman de Bernard Malamud, L’Homme de Kiev, lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award.

Les conspirationnistes d’aujourd’hui s’inscrivent dans une lignée d’histoires très anciennes, les accusations de crimes rituels des Juifs contre les enfants chrétiens trouvant leur origine au Moyen-Âge. Ces épisodes du passé sont comme un rappel qu’il ne faut pas prendre les mauvaises histoires à dormir debout pour quantité négligeable. Il y a toujours des gens pour les croire.

Sandrine Treiner

Editorialiste culture