Chowra Makaremi : « Le régime iranien a perdu le soutien du peuple »

par Jean-Paul Mari |  publié le 03/05/2024

Anthropologue et réalisatrice, Chowra Makaremi décrypte la condamnation à mort du rappeur Toomaj Salehi et une répression devenue implacable.

Chowra Makaremi D.R

LeJournal.info : Toomaj Salehi, rappeur iranien emprisonné à plusieurs reprises vient d’être condamné à mort par un tribunal de la République islamique d’Ispahan. Qui est-il ? Pourquoi est-ce qu’il dérange autant les Mollahs au pouvoir ?

Chowra Makaremi : Toomaj Salehi a été arrêté le 2 novembre 2022, au cœur du soulèvement du mouvement « Femmes, Vie, Liberté », après l’affaire Mahsa Amini, une jeune Kurde iranienne détenue et battue à mort par la police des mœurs. Un mouvement qu’il a soutenu alors qu’il vivait déjà dans la clandestinité d’où il combattait et agissait, participant à des manifestations qu’il relevait sur les réseaux sociaux, notamment son fil X (ex-Twitter), très populaire, et Instagram. Il a consacré deux morceaux de rap au soulèvement et, mieux encore, il a mis en place une forme industrie de la musique radicale militante qui fonctionne en totale indépendance, non seulement vis-à-vis du monde culturel « officiel », mais aussi des cercles officieux underground qui, malgré tout, respectent certaines limites pour pouvoir coexister avec le système. Un peu comme en Chine ou en Russie.

Toomaj, lui, franchit toutes les lignes rouges. À l’origine, il est originaire d’une minorité ethnique, les ex-nomades Bakhtiari, traditionnellement opposés à un pouvoir autoritaire et très centralisé. Il est ingénieur, mais a refusé de rejoindre le monde du travail et a été employé comme fraiseur-tourneur dans l’atelier de son père, lui-même emprisonné dans les années 1980 alors que ses deux oncles ont été exécutés par le régime. Toomaj illustre cette phrase des féministes sud-américaines : « Ils voulaient nous enterrer, ils ne savaient pas que nous étions des graines ». Cette résistance première des années 1980 au projet de Khomeiny revit aujourd’hui.

On le décrit souvent comme un « chanteur engagé ». C’est un peu court, non ?

Ah oui. Il est d’abord un opposant politique, radical, qui utilise le rap comme une machine de guerre, une opposition frontale, une arme de résistance au service d’une contre-culture  politique. Les paroles de ses chansons disent leurs quatre vérités aux représentants de l’autorité, dénoncent les injustices économiques, la question du voile, la jeunesse assommée par la drogue, etc. Lui-même, musclé, se met en scène dans ses vidéos, toujours pieds nus puisque représentant des va-nu-pieds, avec un pendentif, une balle, autour du cou, donc un personnage construit. Il avait pris part personnellement, déjà, au soulèvement de 2019, réprimé dans le sang, et il en porte la mémoire.

Un soulèvement qui a vu descendre dans la rue les jeunes hommes des quartiers populaires…

Oui. Cette jeunesse pauvre des quartiers périphériques, sans horizon, victime d’une violence économique, et policière sous couvert de lutte contre la délinquance, se soulève. Toomaj est aussi le porte-voix de cette jeunesse et il écrit dans un rap : « Moi, je suis un survivant de novembre 2019 ! » D’ailleurs, tous ses clips sont extrêmement soignés, il travaille en équipe avec des techniciens, des vidéastes, des monteurs, pour fabriquer ses images, d’excellente qualité cinématographique, mais de l’intérieur de l’Iran. On va le voir en train de rapper devant… la Banque Centrale Iranienne, pour dénoncer l’inflation et la corruption. Même pour la culture underground. Impensable !

Et inacceptable pour le régime ?

En effet. Il est convoqué en 2021 par un tribunal révolutionnaire et, le jour dit, il décide… de ne pas y aller, mais de publier à la place sur les réseaux sociaux un morceau,  « La corde de potence », dans lequel il dit : « Je prends dans mes bras cette corde de potence. Puisse notre voix devenir une balle en plein cœur de cette clôture (barrière) ». C’est très clair pour les Iraniens qui s’y reconnaissent et qui comprennent que la révolution doit élargir le champ des possibles.

En 2022, « Femmes, Vie, Liberté » n’est plus une simple vision réformiste, à l’intérieur du système, mais une opposition frontale visant à le renverser. D’ailleurs, Toomaj a aussi écrit « Le trou de souris », dirigé contre les réformistes, ces opposants au régime certes, mais qui restent au sein du cadre de la République islamique. Pour lui, il y a d’un côté les réformistes et de l’autre, les révolutionnaires antisystème, qui veulent la fin du régime, la fin de la dictature, sa mise à bas. 

Quelle est son audience réelle ?

Il est très populaire, car le rap n’est pas un genre mineur en Iran. Toomaj est reconnu dans toute la société comme un opposant et il est soutenu par tous les jeunes, même les enfants des Gardiens de la Révolution, dont les parents se sont enrichis grâce au régime. Parce qu’il est « cool », produit un rap moderne, performant. Comme un autre rappeur – Amir Tataloo – pro-régime mais condamné pour son rap, un paradoxe typiquement iranien. Toomaj, lui, a été victime de toute la violence du régime.

Il a été arrêté le 2 novembre 2022, à la suite d’un entretien donné à visage découvert via Zoom à CBC, la télévision canadienne… alors qu’il est en clandestinité, ce qui est osé ! Il est emprisonné, torturé physiquement (NDLR : graves blessures au visage et fractures) et mentalement, mis à l’isolement, détenu un an. Il est condamné à six ans de prison, gracié, mis en liberté conditionnelle parce que « repenti ». Lui enregistre immédiatement des vidéos, dénonce des injections d’adrénaline…

Une pratique courante ?

Oui, pour pouvoir faire durer la torture. Comme on injecte souvent des psychotropes, voire du phosphore, qui provoque de graves dépressions, une torture mentale qui a abouti à des suicides chez les opposants libérés. Lui continue à résister, prend entre autres, un petit-déjeuner filmé avec une cinéaste connue, Sepideh Rashno, opposante publique au port du voile, et le publie sur les réseaux sociaux. Il est de nouveau kidnappé en novembre 2023, plus de nouvelles. Puis il réapparaît le 24 avril, quand on apprend qu’un tribunal militaire d’Ispahan… le condamne à mort.

La diaspora iranienne s’est mobilisée, mais lui refuse d’être défendu au nom des Droits de l’Homme, ce qui l’enfermerait dans une catégorie, alors que sa lutte est radicale, très politique. Il avait d’ailleurs écrit un message antérieur : « Si tu ne descends pas dans la rue aujourd’hui, inutile de protester demain quand je serai arrêté ou exécuté… Ce ne sera pas ton affaire. » Il y a d’ailleurs eu six autres condamnés à mort pour avoir participé aux manifestations « Femmes, Vie, Liberté ».

Tous des hommes ?

Oui. Et vous touchez là une question importante. Ce n’est pas un soulèvement de femmes, mais un soulèvement féministe. Toomaj avait diffusé un très beau clip qui dénonçait l’aliénation des femmes sous la République Islamique. Le soulèvement des quartiers populaires en 2019 était exclusivement masculin, en réponse à la casse sociale d’un Iran, élève modèle du FMI. Cette jeunesse va se solidariser avec le soulèvement des femmes qui ont commencé à enlever leurs voiles, une grammaire de lutte, dès les manifestations en 2017. Et ces deux groupes vont eux-mêmes se solidariser avec le soulèvement des minorités nationales.

Sans compter des mouvements ouvriers, syndicaux. Le moteur est féministe, le déclic est la violence policière, les jeunes hommes sont des protagonistes essentiels. C’est ce qui fait de « Femmes, Vie, Liberté » le plus gros évènement historique depuis la révolution de 1979. La répression des femmes, enlevées, torturées, violées, mutilées, est plus discrète. La répression des hommes est mise en spectacle par la mise à mort en place publique.

Une répression qui a augmenté massivement ces derniers temps. Pourquoi ?

Parce que la stabilité de l’État, son ancrage dans la société depuis 40 ans, c’est fini. Sa première réponse a été… la guerre au Moyen-Orient, pour reconstruire une adhésion patriotique qui, au passage, rapporte largement la « répression anti-palestinienne en Occident ». Ensuite, il met en avant la peur du chaos, de la guerre civile, comme en Syrie depuis 10 ans, dont le peuple iranien ne veut pas. C’est nous ou le chaos. Et ceux qui refusent de se rallier sont victimes de la violence d’État.

Pourtant, on a vu des scènes de liesse lors de l’attaque de drones contre Israël ?

Des images officielles, de pure propagande… Je peux vous assurer que l’opinion iranienne n’a absolument pas applaudi cette attaque. Les Iraniens craignent l’engrenage d’une guerre dont ils ne veulent pas. On n’est plus en 2020, quand la foule protestait, au nom de la souveraineté populaire, contre l’assassinat du général Soleimani. Ne reste qu’une grande crainte, le sentiment d’une menace. D’autant qu’ils savent qu’une guerre ne renverserait pas le pouvoir.

Quel avenir pour le mouvement « Femmes, Vie, Liberté » ?

Il a été écrasé par une répression féroce. Et se trouve actuellement dans un ressac. Mais ses valeurs et ses tactiques restent extrêmement présentes dans la société iranienne. Le régime n’a plus de soutien idéologique et n’est plus capable de redistribuer la rente du pétrole. Il lui reste un contexte régional de guerre qui joue en sa faveur et – il faut le dire – une communauté internationale, les Américains, qui le soutient, ont repris les négociations et reçoit ses diplomates.

Les Américains, l’Arabie Saoudite et la Chine préfèrent un Iran stable… Ce sont des rivaux, on les sanctionne, on veut les dominer, mais on ne veut pas qu’ils disparaissent. Alors même que ce régime a perdu sa stabilité et n’est plus capable d’imposer ses valeurs aux Iraniens à l’intérieur du pays.

(*) Chowra Makaremi, anthropologue, écrivaine, réalisatrice, est l’auteure du film « Hitch, une histoire iranienne »

Jean-Paul Mari