Christophe Gomart : «L’Europe doit se prémunir, seule, d’une agression par la Russie»

par Valérie Lecasble |  publié le 01/03/2024

Pour l’ex-directeur du Renseignement militaire, il y a une impérieuse nécessité pour l’Europe de prendre en main sa propre sécurité, alors que les États-Unis pourraient faire défection

Christophe Gomart

LeJournal.info : Emmanuel Macron n’a pas exclu d’envoyer des troupes au sol en Ukraine. Que voulait-il dire ?

Christophe Gomart : Le président de la République a voulu adresser plusieurs messages : Un, il a dit aux Russes, nous sommes prêts, nous soutiendrons les Ukrainiens, rien ne doit être exclu. On montre notre capacité, notre volonté. On dit, on est là. Deux, il s’adresse aux autres pays pro-Ukrainiens pour leur dire il faut que nous soyons prêts, que nous nous préparons. Depuis le refus d’Obama en 2014 d’attaquer la Syrie, les États-Unis sont dans une posture d’isolationnisme que Donald Trump a perpétré ensuite. L’Europe est à l’heure de vérité. Elle doit cesser de compter sur la protection américaine, il lui faut créer une structure de sécurité pour l’Europe et qui intègre la sécurité de l’Ukraine. Trois, il dit publiquement qu’il y a sans doute quelques militaires français déjà présents en Ukraine. Des hommes de renseignement ainsi sans doute que quelques conseillers techniques pour l’utilisation des missiles Scalp ou pour les canons César. On pourrait aussi envoyer des formateurs français sur place pour libérer les officiers ukrainiens afin qu’ils puissent aller faire la guerre sur le front.

Cette déclaration a provoqué un tollé dans le monde entier ?

Selon moi, cette déclaration est volontaire. Mais on peut s’interroger. Le Président Macron a déjà affirmé après le coup d’État qu’il soutiendrait le président Bazoum jusqu’au bout, mais l’ambassadeur et les soldats français ont quitté le Niger ; il a appelé à la constitution d’une coalition anti-Hamas avant de demander un cessez-le-feu…

Aujourd’hui, il dit qu’il faut peut-être prévoir des troupes au sol et tous les Européens comme les Américains ont répondu non. Ce n’est pas aux Américains qu’il s’est adressé, mais aux Européens pour leur dire que la France a la capacité à générer une puissance européenne.

En vérité, l’Europe de la Défense existe : c’est l’OTAN sans l’Amérique et la Turquie. À l’OTAN, il y a des structures de commandement qui permettent une interopérabilité entre les armées, à des états-majors de fonctionner, à des personnes qui ne parlent pas la même langue d’utiliser le même langage. Une coalition fonctionne parce qu’elle a des moyens de liaison, de commandement, de se comprendre, de pouvoir commander, quelles que soient les différentes nationalités.

L’Europe de la Défense est un serpent de mer, on n’y est jamais arrivés ?

On a du mal à y croire. Mais la France est le seul pays de l’Union européenne membre du Conseil de sécurité et qui détient l’arme nucléaire. La France peut de ce fait se positionner en leader. L’OTAN est un système où les États-Unis sont le soleil et autour les planètes s’alignent. Personne ne veut de la France à la place des États-Unis, les Allemands sont contre, la déclaration d’Olaf Scholz, à ce titre, a été sans appel.

Mais l’idée sous-jacente est de se prémunir contre une agression de l’Europe par la Russie. La Russie n’est pas pour l’instant en capacité de le faire. On voit les difficultés qu’elle a pour grignoter le front ukrainien et progresser petit à petit, village par village, même si elle a pris la ville d’Avdïïka. 2024, sera l’année clé, car l’on attend en novembre le nouveau Président américain qui pourrait lâcher l’Ukraine.

Le message d’Emmanuel Macron est d’appeler les Européens à se réveiller avant cette échéance. C’est poser un dilemme stratégique à la Russie et leur dire qu’on n’abandonnera pas notre souveraineté.

Combien de divisions pourrions-nous mobiliser ?

La France dispose d’une véritable armée opérationnelle même si elle manque de stocks de munitions et d’armes. Elle a 1000 hommes en Roumanie et quelques centaines en Estonie. Elle est capable d’intervenir très rapidement, elle peut envoyer des soldats en quelques jours et jusqu’à 15 000 hommes en quelques semaines. Ce qui n’empêche qu’il faut accroître les budgets, augmenter le nombre de canons et de chars. L’armée de terre disposait d’environ 1300 chars en 1991, elle n’en a plus que 200. Le recul est le même pour le nombre des avions de chasse. Il faudrait pouvoir ouvrir des chaînes supplémentaires de production qui permettent de recruter des ouvriers, ingénieurs et techniciens. Pour cela, il est nécessaire que nos industries d’armement bénéficient de commandes fermes et non de déclarations verbales.

Quel est le rapport des forces en présence entre Russes et Ukrainiens ?

Ils sont environ 400 000 hommes de chaque côté. Mais la Russie, ce sont 140 millions d’habitants contre 40 millions en Ukraine. L’Armée de Terre russe peut mobiliser plus d’un million d’hommes alors que le nombre des soldats est l’une des problématiques ukrainiennes. L’autre ce sont les munitions. Huit millions d’Ukrainiens ont quitté le pays depuis le début de la guerre, surtout des femmes et des enfants, mais aussi des hommes. La capacité à régénérer les forces qui sont sur le front est très difficile. Il reste 32 millions d’Ukrainiens avec un taux de reproduction de 1,2 ce qui ne permettra pas de renouveler les générations d’autant que la limite d’âge de recrutement vient d’être abaissée à 25 ans.

L’Ukraine a deux enjeux : la capacité à renouveler ses munitions et la capacité à régénérer les hommes. Les deux sujets sur lesquels le rôle des Européens est très important. Toutes les armées européennes ont des divisions qui peuvent se mobiliser. Quant à l’armée russe, elle recrute plus facilement de nouveaux soldats, car elle les paye. Quand un soldat russe meurt, sa famille est rémunérée. Cela fait une vraie différence et contribue à l’acceptation de la guerre par le peuple russe.

Personne ne veut aller se battre pour l’Ukraine ?

Personne n’ira. Les Britanniques ont reconnu avoir fourni quelques soldats du service de santé. Ils doivent aussi sans doute avoir envoyé quelques forces spéciales depuis 2014. Le NewYork Times évalue à douze le nombre des centres de renseignement de la CIA sur le territoire ukrainien. Depuis l’annexion de la Crimée, Britanniques, Américains et Canadiens sont très présents en Ukraine. Quand il y a une crise on envoie des hommes sur place pour savoir ce qu’il s’y passe pour essayer d’anticiper les réactions de l’adversaire et de connaître ses intentions.

Et les Européens ?

Les Allemands ne veulent pas fournir de missiles Taurus justement parce que compte tenu de la constitution allemande, ils ne peuvent ni  ne veulent pas envoyer de conseillers en Ukraine comme ont dû le faire les Français pour les SCALP et les Britanniques pour les Stormshadows. Leur mission est de vérifier les cibles visées, pour qu’il n’y ait pas d’utilisation de nos missiles de longue portée sur des cibles en Russie. En revanche, il peut y en avoir en Crimée ou dans le Donbass ; c’est-à-dire dans les territoires tenus par les Russes.

Au départ, pourtant, c’était plutôt l’armée russe qui paraissait la plus faible ?

Les Européens ont fait deux erreurs : ils ont sous-estimé les capacités russes et ils ont laissé croire aux Ukrainiens qu’ils allaient gagner la guerre grâce aux moyens qu’on allait leur fournir. Or, il y a une sorte d’équilibre des forces avec cette ligne de front qui ne bouge presque pas même si sous les coups de boutoir russes, elle évolue défavorablement pour les Ukrainiens. En revanche, les Ukrainiens ne semblent pas en mesure de relancer une contre-offensive avant 2025, le temps de régénérer leurs forces derrière une ligne de défense ferme.

L’une des conclusions de cette guerre est que l’effet de surprise est quasiment impossible sur le front en raison de la transparence du champ de bataille qui résulte des drones qui le survolent et des réseaux sociaux où les soldats publient des vidéos qui alimentent les services de renseignement.

Personne ne peut gagner cette guerre ?

La guerre va durer. Pour la gagner, il faut disposer de la meilleure logistique et tenir plus longtemps que son adversaire. Or, leur profondeur stratégique bénéficie aux Russes, ce qui n’est pas le cas de l’Ukraine dont la profondeur stratégique se situe en Europe et ensuite aux États-Unis. Va-t-on vers un conflit gelé du type Corée du Nord et du Sud ? Certains pensent que cela ne dérange pas Vladimir Poutine d’avoir cette espèce de guerre froide, car pendant ce temps l’Ukraine ne rejoint pas l’Europe.

Il est contrarié que la Finlande et la Suède aient rejoint l’OTAN. C’est selon moi, la raison pour laquelle il pourrait avoir fait pression pour que la population de Transnistrie  demande l’aide de la Russie. En Transnistrie, 1500 soldats russes sont positionnés avec, des stocks d’armes et de munitions importants. Je ne crois pas à une invasion de l’un ou de plusieurs Pays baltes. En revanche, il n’est pas impossible que les Russes cherchent à déstabiliser ces pays en s’appuyant sur la partie russophile et russophone de la population.

Quelle issue voyez-vous ?

Quand on dit : il faut empêcher la Russie de gagner et l’Ukraine de perdre.  De quoi parle-t-on ? On va soutenir l’Ukraine jusqu’à ce qu’elle reconquière ses territoires perdus, dont la Crimée ? Ou bien l’objectif est-il de maintenir un gouvernement pro-européen qui bénéficie d’une sécurité garantie par l’Europe et l’OTAN ? Quant à Poutine, son but est de diviser l’alliance atlantique et de combattre l’occidentalisation du monde en imposant une nouvelle organisation. Les chinois, les Iraniens et les BRICS, les pays du Sud, partagent le même objectif.Le polonais Donald Tusk a très bien dit : « si l’Europe ne prend pas soin de sa propre sécurité, si nous faisons dépendre la sécurité de l’Europe uniquement de la bonne volonté, cela pourrait se terminer par un désastre ».

C’est aussi ce que dit Emmanuel Macron quand il affirme que la sécurité des Français ne peut pas dépendre de l’élection dans un pays étranger, les États-Unis d’Amérique.

Propos recueillis par Valérie Lecasble

Valérie Lecasble

Editorialiste politique