Claude Alphandéry, vivre et résister
Résistant, banquier et économiste français, Claude Alphandéry, mort le 25 mars dernier à l’âge de 101 ans, a marqué les esprits de tous ceux qui l’ont connu. L’hommage de Hugues Sibille Président du Labo de l’Economie Sociale et Solidaire
Claude Alphandéry avait-il vraiment 101 ans à sa mort, le 25 mars 2024, comme l’indique son état civil ? Sûrement pas ! Il n’avait pas d’âge, ayant définitivement refusé d’être vieux. Son attitude, œil malicieux, bras au ciel, éclats de rire, était toute de jeunesse. Ses compagnons de résistance créative le croyaient immortel, comme son ami Edgar Morin. Après chaque alerte de santé, il faisait un come-back époustouflant, l’esprit clair, vif, plus jeune résistant que jamais, lançait de nouveaux projets, convoquait chez lui des petits déjeuners pour travailler, encore une fois, à changer le monde
On le vit émerger en pleine nuit, sain et sauf, de l’incendie de son appartement, célébrer magnifiquement ses 100 ans au cours de festivités pantagruéliques, lancer de nouveaux Clubs de France Active et le 20 janvier 2024, à 101 ans, à l’Assemblée du Think Tank de l’ESS qu’il avait créé, faire debout, droit comme un i, frais comme un gardon, toujours inspirant, un discours de mobilisation générale.
Sa foi lui donnait cette résilience, non pas une foi religieuse, la foi en un au-delà, car il était agnostique, mais une foi dans l’ici-bas, « la foi du goût des autres ». Il aimait les hommes et les femmes tels qu’ils sont, et parce qu’il les aimait il voulait ardemment leur construire un monde meilleur. Il s’est inquiété pour l’humanité jusqu’à sa dernière heure, lançant un vibrant et déchirant appel dans l’Obs, passant des coups de téléphone depuis son lit d’hôpital, croyant jusqu’au bout à un « prodige de résistance ». Les risques d’effondrement, les menaces d’un retour de la barbarie l’apeuraient plus que sa propre mort et il se reprochait de n’avoir pas assez fait.
Il avait vécu plusieurs vies. Il fut chef des maquis de la Drome, correspondant de Jean Moulin, lieutenant-colonel de la résistance, puis énarque, communiste, banquier du logement social, président du conseil national de l’insertion par l’activité économique, fondateur de France Active, (le financeur de l’économie sociale et solidaire), créateur du Labo de l’ESS, et bien d’autres choses encore en soutien d’innombrables projets.
La résistance de 1940 à 1944 avait été pour toujours son école de l’engagement, du courage, de la résilience. Je l’ai souvent imaginé, sous son pseudonyme de Cinq-Mars, dans les maquis de la Drôme, arborant une vieille gabardine militaire sur laquelle étaient cousus ses cinq galons de lieutenant-colonel des Forces Françaises de l’intérieur. Il n’avait pas 20 ans. Je l’ai deviné la nuit avec ses hommes face à de terribles camions allemands blindés ; je l’ai suivi dans l’imposant Palais des Papes où se réunissaient les comités de libération de la Zone Sud ; je t’ai intensément admiré dans la Cour des Invalides lorsque le chef de la France Libre, le général de Gaulle lui remit la légion d’honneur.
Ces dernières années, il faisait référence à ces longues journées passées dans les maquis avec ses camarades de combat, à débattre, imaginer, inventer la France de l’après-guerre. Il disait puiser, dans le Conseil National de la Résistance, le programme des Jours Heureux, une inspiration, une pédagogie, de ce qui pourrait, ou devrait être fait aujourd’hui.
Depuis la guerre, l’envie d’être pleinement dans le monde l’irriguait d’une force de renaissance, ne cessant jamais de renaître au monde.
Lorsque je venais le voir à l’hôpital, je tenais sa main, nous nous regardions au fonds des yeux : Claude ma main serre la tienne mais imagine derrière elle des centaines d’autres qui font une chaîne vers toi. Au cimetière du Montparnasse ces centaines de mains venues lui dire adieu étaient celles de femmes et d’hommes qu’à travers ses engagements, il avait inspirés, soutenus, accompagnés. Cette foule faisait entendre une voix silencieuse pour dire « merci, nous agirons comme si nous ne pouvions pas échouer ». Ce n’était pas une armée des ombres mais une armée de vivants, bataillons de ceux qui croient qu’un autre monde est nécessaire et possible pour « buen vivir », vivre bien.
À un art exceptionnel pour « Vivre et résister » titre de son livre magistral, succéda à l’hôpital, celui de « Résister et mourir ». Avec Delphine Horvilleur et d’autres, dont je fus, Claude réfléchissait au grand passage, au chemin de l’au-delà. Il l’a fait dans la dignité, est parti la tête haute, n’a jamais rien lâché. Il nous quitte après une vie d’exception tournée jusqu’au dernier souffle vers un futur humain désirable.
Aux générations montantes de poursuivre de nouveaux engagements, inspirés par cet exemple, dans un monde en grands dangers d’où peuvent surgir des monstres. La peine des amis de Claude Alphandéry est immense et leurs cœurs sont en miettes. Mais il laisse l’espérance la plus utile, celle des heures sombres, celle qui implique d’aller puiser dans des réserves de courage. Souvent il a raconté à quel point l’année 1942 avait été noire et sans perspective. Et pourtant les compagnons n’avaient rien lâché. Le chant des partisans nous habite donc en cet instant de deuil : « Ici chacun sait ce qu’il veut, ce qu’il fait, quand il passe, ami si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place »
Merci Claude, pour ta légèreté d’être et ton rire, pour ton art bienveillant des choses de la Cité qu’on appelle politique, pour ta liberté de pensée et ton amour infini de la vie, merci pour cette amitié si forte que tu m’as donnée sans compter.
(*) Président du Labo de l’Économie Sociale et Solidaire