Claudine Gay, la présidente d’Harvard recalée à l’examen

par Sandrine Treiner |  publié le 06/01/2024

Claudine Gay, première présidente noire d’Harvard, vient de démissionner après quelques mois pour avoir hésité à condamner l’antisémitisme. Une simple éviction pour faute ? Non, un syndrome du profond malaise qui s’est emparé des intellectuels américains.

Claudine Gay, présidente de l'université de Harvard, témoigne devant la Chambre des représentants le 5 décembre 2023 à Washington, DC - Photo Kevin Dietsch / GETTY IMAGES NORTH AMERICA

À la question insistante de savoir si « appeler au génocide des juifs violait le règlement sur le harcèlement à Harvard, oui ou non ? », Mme Gay, présidente de l’Université d’Harvard aux États-Unis, en grande difficulté avait répondu le 5 décembre dernier face au Congrès américain: « Cela peut, en fonction du contexte ». Son malaise, ses hésitations, l’absence du moindre mot personnel indiquant a minima sa réprobation de l’antisémitisme avaient suscité un scandale de grande ampleur. Claudine Gay vient de démissionner et de publier ,dans le New York Times, une tribune où cette professeur de sciences politique nommée à la tête de la prestigieuse institution en juillet dernier reconnaît des erreurs tout en énonçant sa position : « Ce qui vient de se passer à Harvard dépasse ma seule personne ».

L’esprit de la tribune est de nature à mettre tout le monde d’accord. Il fait en effet peu de doute que si cette histoire est éloquente, c’est que Claudine Gay est désormais davantage qu’elle-même. C’est le nom d’un syndrome : celui des contradictions majeures de notre époque, et notamment dans les milieux intellectuels. Mettons d’emblée de côté les accusations de plagiat formulées récemment au sujet de sa thèse soutenue en 1997, et ayant sans nul doute joué un rôle dans l’acte final. Qu’elles soient ou non justifiées, elles ne sont que la cerise sur un gâteau aux allures de millefeuilles.

Claudine Gay est une femme noire, fille d’immigrés haïtiens, la première personne de couleur à accéder à la présidence de l’université d’Harvard. À la fois favorisée par l’attention légitime portée à l’ascension hiérarchique des professeurs noirs et, dans le même temps, soupçonnée, donc fragilisée, d’avoir été choisie en partie pour cette même raison. Elle a reçu de fait des floppées d’injures racistes. Harvard dans un communiqué récent a dû pointer que « si une partie de cette affaire a eu lieu de façon publique, une grande partie a pris la forme d’attaques immondes et dans certains cas racistes contre elle via des emails et des appels téléphoniques honteux “.

En fautant publiquement sur la condamnation de l’antisémitisme,  Claudine Gay a ainsi prêté le flanc à l’idée que son appartenance ethnique n’était pas pour rien dans la mollesse de ses déclarations, soulevant une forte protestation ,voire le retrait de plusieurs donateurs juifs. Cette affaire a donc relancé l’antagonisme désormais affreusement récurrent divisant toute situation entre dominants et dominés : les juifs, en l’occurrence étant assimilés au ‘camp occidental des dominants,’ quand les personnes de couleur relèveraient par principe du « camp  post-colonial » des dominés.

On comprend combien cette affaire vient heurter de plein fouet l’air du temps, marqué aux États-Unis et singulièrement dans les universités par ce que Yascha Mounk dans un essai récent nomme” le système identitaire ». Peu de doute que Claudine Gay bénéficiait pour cette raison d’une vague de sympathie auprès de ses étudiants et de son conseil scientifique qui l’a soutenue dans la tempête. Son départ accentue donc le sentiment que, femme et noire, donc dominée par essence, elle était en situation de faiblesse face aux puissances d’argent qui auront eu sa peau. CQFD, diront certains.

Car le débat a pris une ampleur d’autant plus puissante qu’aux États-Unis, les grandes universités ne représentent pas que l’excellence des savoirs, elles brassent des enjeux financiers de grande ampleur. Harvard, la plus riche université au monde, représente un fonds de réserve de plus de 50 milliards de dollars. Pour sa présidente qui n’aura dirigé que pendant quelques mois, m ettre en danger la réputation d’une institution fréquentée par l’élite du pays et forme la future nomenclatura économique et politique s’est révélé un péché… mortel.

 Une démission administrative , même un peu forcée,  est-ce un drame ? Non. Sauf quand elle conforte l’idée qu’une femme noire n’est pas capable d’être présidente de la plus prestigieuse université américaine. Sauf quand cela conforte tous les archétypes érigés par les wokistes américains : les « dominants » auraient eu raison d’une « dominée ». Sauf quand ceux qui essaient d’abolir ces frontières se retrouvent face au triomphe de ces stéréotypes…
Claudine Gay a perdu. Soit. Mais avec elle, nous avons tous perdu.

Sandrine Treiner

Editorialiste culture