Crise agricole : les vérités qui dérangent

publié le 03/02/2024

Depuis le début de la protestation des agriculteurs, trop de responsables s’emploient à masquer par des discours démagogiques les réalités qui caractérisent le monde paysan. Par Boris Enet *

Boris Enet. D.R

En trois semaines de crise, au lieu de tenir un discours clair et de développer une vision de l’avenir, le gouvernement et les médias sont restés tétanisés par le spectacle de tracteurs amassés à perte de vue sur les autoroutes. En dehors de concessions lâchées dans la panique, rien n’est venu du gouvernement, rien non plus du milieu médiatique et soyons honnête, pas grand-chose de la gauche. Rappelons donc quelques vérités sur cette mobilisation particulièrement confuse.

Non, le monde « paysan » ne représente pas un tout homogène qui viendrait de découvrir le libre-échange et la construction européenne. Les quelque 400 000 exploitants agricoles qui demeurent présentent des revenus, une insertion sur le marché européen et mondial et un niveau de modernisation de l’outil de production qui n’ont plus aucun dénominateur commun et depuis longtemps.

Non, cela n’est pas propre à l’agriculture française même si la résonnance est décuplée à cause du poids tardif de la ruralité dans le pays et un exode rural plus étalé et moins brutal que chez nos voisins allemands et anglais pour ne prendre que ceux-là. Aux États-Unis d’Amérique, modèle productiviste par excellence, les Farmers et surtout les firmes de l’agro-business nourrissent le pays et une partie du monde avec 2 % des actifs (nous sommes désormais à moins de 2,6 % des actifs en France).

La PAC (Politique Agricole Commune), première réalisation communautaire en 1961 avec Euratom, a organisé un modèle productiviste qui a eu des répercutions écologiques catastrophiques sur le long terme. Mais on ne peut oublier qu’elle a permis de nourrir l’humanité de manière inédite, en quantité et en qualité. La prise de conscience écologique a été tardive tout comme celle de la déroute de spécialisations à outrance de régions entières, entraînant chutes de prix et concurrence intra-européenne sur les marchés de gros.

En 1992, la réforme de la PAC a été insuffisante et n’a pas remis en cause la distribution des aides, toutes fléchées vers les grosses fortunes céréalières et les filières les plus rentables. La crise du monde agricole est continue depuis une cinquantaine d’années, car elle met en branle le rapport à la ruralité, à la modernité tout en jouant un rôle majeur dans la structuration de l’espace et des paysages.

Dès lors, attribuer toutes les difficultés aux « charges », à la transition écologique en marche ou à la bureaucratie bruxelloise est une plaisanterie. Oui, un travail de simplification des normes est indispensable. Oui, la transition écologique doit être accompagnée pour ne pas fragiliser les exploitations agricoles déjà engagées vers des productions plus vertueuses, pour la planète comme pour notre santé. Mais rien ne saurait remettre en cause cette transition tardive dont les Européens ont besoin. Il suffit que l’on se déplace dans les départements bretons, que l’on ouvre le robinet et que l’on vérifie la qualité de l’eau, que l’on se promène sur les plages du Finistère au printemps au milieu des algues vertes qui empoisonnent jusqu’aux oiseaux, pour comprendre qu’on ne doit en aucun cas revenir sur l’indispensable mutation de l’agriculture.

Or, l’on découvre que le libre-échange agricole est le nouveau grand Satan responsable de l’appauvrissement de l’agriculture française ! Reprenons : qui a bénéficié du marché européen depuis les premières heures de la construction européenne si ce n’est les chambres agricoles cogérées aux trois quarts d’entre elles par la FNSEA ? Qui a capté la moitié des subventions européennes depuis des dizaines d’années si ce n’est ces mêmes exploitants agricoles français représentés par cette organisation syndicale ? Cette fable ne tient donc pas la route et les seuls à en tirer parti seront les organisations nationalistes, du RN à Reconquête.

Il est impossible d’abolir le libre-échange agricole pour en revenir à un approvisionnement autarcique du marché national ou régional. La seule solution rationnelle, c’est d’améliorer des règles de l’OMC et celles de l’UE en y introduisant des normes sociales, environnementales, fiscales et de bien-être animal, qui soient réellement partagées. Sur ce point, la France ne pourra être entendue qu’à l’échelon européen, d’autant que des problématiques voisines voient le jour de l’autre côté du Rhin.

Enfin deux éléments sont particulièrement horripilants dans le jeu de dupes qui se déroule quotidiennement sur les écrans. M. Mélenchon, jamais avare d’une bêtise, plaide pour le rejet du traité de libre-échange avec le Mercosur sans même évoquer celui à venir et dans les tuyaux avec la Nouvelle-Zélande. L’UE peut effectivement se retirer des traités de libre-échange agricole avec le Mercosur, mais au bénéfice de qui ? Des Américains ? De M. Xi Jinping et de la République populaire de Chine ? Est-ce réellement l’intérêt des paysans et agriculteurs français et européens et de la France dont M. Mélenchon se présente comme un défenseur ardent et outrageusement cocardier ? Non, certainement pas.

La gauche et les forces de progrès doivent maintenir l’impérieuse nécessité de la transition écologique dans les modes de production. Le modèle productiviste est sans lendemain, mais le modèle alternatif est forcément composite, inscrit dans la durée et non homogène. Il faut sur ce point, s’inspirer de ce qui se passe sur le marché de l’industrie automobile en accompagnant, mais aussi en impulsant une dynamique et des objectifs. Il est possible et même souhaitable de simplifier les normes, les formulaires administratifs parfois kafkaïens, mais sans en dénaturer l’objectif.

Il est possible de réorganiser les subventions issues de la PAC et déversées chaque année sur moins de 20 % des agriculteurs de France, dans une altération connue et usuelle de la prétendue concurrence libre et non faussée sur le marché mondial, qui contribue pour le coup à rendre la France dépendante les marchés agricoles émergents d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud en subventionnant de fait les prix. Mais écrire ceci n’a rien de commun avec le retour au marché national des grandes puissances agricoles ce qui se traduirait très rapidement par une crise alimentaire sans précédent pour des bassins entiers de la population mondiale. Il faut vraiment être d’un nationalisme étriqué et borné pour ne pas le comprendre et l’admettre.

Conséquence de cette grande confusion : la propagande nationaliste s’enracine dans le pays et le RN en fait son miel, une fois encore. Mediapart relevait il y a deux jours les tentatives explicites des groupuscules d’extrême-droite montpelliérains d’infiltrer la manifestation agricole devant la préfecture en y diffusant son contenu idéologique mortifère auprès d’une profession déboussolée. C’est aussi cela qui se cache derrière le rideau : une rampe de lancement pour nos irrémédiables ennemis dans la campagne européenne.

*Boris Enet ( militant socialiste de la métropole de Montpellier)