Crises et sentiments
Héritier de Henry James, Colm Toíbín au sommet de son art brosse un « portrait de femme » qui touche au coeur.
Si vous avez lu Brooklyn de Colm Toíbín, vous connaissez déjà Eilis Lacey. Dans ce roman de 2009, la jeune femme avait quitté l’Irlande pour l’Amérique afin de trouver du travail. C’était dans les années cinquante. À New York, elle se marie à un jeune plombier italien Tony Fiorello. Un jour, apprenant que sa sœur est morte d’une crise cardiaque, elle retraverse l’Atlantique pour les obsèques ; elle ne doit rester que quelques jours. Mais là, elle retrouve un ami d’enfance Jim Farrell, un garçon charmant et respectable, fils du propriétaire du principal pub d’Enniscorthy (comté de Wexford), qui a toujours été amoureux d’elle. Toute la ville pense qu’ils vont se marier. Jim aussi le pense ; il ignore qu’elle est déjà mariée. Mais quand la rumeur se met à courir, elle fait ses valises et repart en Amérique, laissant un mot d’adieu à Jim. Fin du roman.
Vingt ans plus tard, un type plutôt énervé frappe à la porte d’Eilis. Il lui apprend que son mari, Tony, n’est pas seulement venu chez lui pour réparer la plomberie, il a aussi mis sa femme enceinte. Pour lui, pas question de garder le bébé et il prévient : dès que l’enfant sera né, il le déposera devant sa porte et ne voudra plus jamais en entendre parler. Eilis est secouée, mais en bonne irlandaise, têtue. Pas question pour elle d’accueillir le bébé et encore moins de l’élever. Elle décide alors de partir respirer l’air en Irlande à l’occasion de l’anniversaire de sa vieille mère avec laquelle elle n’a plus de relation, pas même épistolaire. Elle prend un aller simple pour Dublin.
L’accueil est glacial. Seule sa meilleure amie, Nancy, qui tient depuis la mort de son mari, le fish and chips local, ne lui fait pas la tête. Elle voit Jim Farrell qui est son amant depuis des mois. Mais cela, Eilis ne le sait pas. Personne ne le sait d’ailleurs. Quand Jim Farrell apprend le retour d’Eilis, il prend le risque de la revoir et de tester ses sentiments. Le problème, c’est que Nancy et Jim ont décidé, dans le plus grand secret, de se marier. La noce est imminente. Alors, quand Eilis et Jim reprennent en douce leur histoire d’amour, un nouveau drame se dessine. Pour couronner le tout, les deux enfants d’Eilis débarquent à Enniscorthy. L’explosion n’est pas loin …
Colm Toíbín est au sommet de son art. Sans aucun sentimentalisme, mais avec une grande sensibilité, il survole les vertiges de l’amour. Admirateur de Henry James, auquel il a consacré un roman biographique (The Master), Toíbín s’inscrit dans la veine de l’auteur de Daisy Miller, des Bostoniennes et de Portrait de femme. Le portrait de cette femme, à la fois décidée et indécise, qu’est Eilis Lacey, justement, touche au cœur.
Long Island illustre aussi ce qu’aime Toíbín dans Ernest Hemingway, dont il est également fervent lecteur : « L’idée du personnage dans la fiction comme quelque chose d’étrangement mystérieux, digne de sympathie et d’admiration, mais aussi insaisissable. Et plus que tout, le plaisir des phrases et de leurs rythmes, et la quantité d’émotion qui vit de ce qui n’est pas dit, ce qu’il y a entre les mots et les phrases. » Parole d’expert. Début novembre, Toíbín a reçu le prix spécial du jury Femina pour l’ensemble de son œuvre. On ne peut que s’en réjouir.
Colm Toíbín – Long Island, Grasset, 397 pages, 24 euros
Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson