Culture : les nouveaux inquisiteurs
Cinéma, théâtre, chanson, édition. Sous couvert d’antiracisme, de néo-féminisme et de respect des minorités, une orthodoxie sectaire tend à s’imposer à la création en France. Aux pressions venues de la gauche, s’ajoutent celle de l’extrême-droite…
Incident passé inaperçu mais ô combien significatif. Dans un théâtre de la périphérie parisienne, on monte Roméo et Juliette. La mise en scène est contemporaine, la jeune troupe répète dans la ferveur, le spectacle prend forme. Mais quand on arrive à la scène XVII écrite par Shakespeare, la controverse éclate.
Frère Laurent, le mentor des deux amants, donne à Juliette une potion qui la fera passer pour morte et lui permettra, revenue parmi les vivants au soir des obsèques, de s’enfuir avec Roméo. « Et ainsi, ajoute l’obligeant moine, « tu seras sauvée d’un déshonneur imminent, — si nul caprice futile, nulle frayeur féminine — n’abat ton courage au moment de l’exécution. »
« C’est le texte de Shakespeare, se récrie-t-il, nous ne pouvons pas le censurer ! »
Aussitôt, la répétition s’arrête. Lisant cette phrase, les jeunes acteurs et actrices la jugent impossible à dire sur scène. Les mots « caprice futile » et « frayeur féminine » véhiculent d’insupportables clichés patriarcaux. Quoique moderniste en diable, le metteur en scène tombe des nues. « C’est le texte de Shakespeare, se récrie-t-il, nous ne pouvons pas le censurer ! ».
Peu importe, lui répond-on en substance, nous ne serons pas complices ! Âpre, passionnée, la discussion se prolonge durant des heures. Le metteur en scène plaide le respect du texte et l’anachronisme de la correction demandée. Il souligne la modernité du personnage de Juliette : victime des préjugés de son époque, l’héroïne réussit à s’en libérer pour s’unir à son amoureux (même si l’affaire tourne mal).
Rien n’y fait, on ne jouera pas ce texte, serait-il du plus grand dramaturge de l’histoire.
Quant à la « frayeur féminine », elle la surmonte de toute évidence en avalant la potion sans hésitation : Juliette, au vrai, est une rebelle. Rien n’y fait, on ne jouera pas ce texte, serait-il du plus grand dramaturge de l’histoire. De guerre lasse, le metteur en scène coupe la phrase incriminée et tout rentre dans l’ordre (nouveau).
Contée par Anne Diatkine dans Libération (entre autres journaux), voici le cas de Pour un temps soit peu, récit théâtral à une voix écrit, à partir de son histoire, par Laurène Marx, jeune autrice trans, promue par le collectif Lyncéus qui aide les auteurs et autrices débutantes. Forte et sincère, la pièce tourne en France depuis un an, louée dans les festivals, prisée par les directions théâtrales.
En langue contemporaine : pas question « qu’une femme cis s’empare du vécu d’une trans ».
En janvier dernier, surprise : prévue à l’affiche du Théâtre 13 à Paris, l’œuvre est soudain déprogrammée par ceux qui l’avaient demandée, chose rarissime dans le milieu. La cause de cette autocensure revendiquée ? Joué auparavant à Toulouse, le texte a fait l’objet d’une mini-manifestation organisée par quelques femmes trans qui refusent de voir le rôle joué par une femme non-trans, en l’occurrence l’actrice Hélène Rencurel, qui tenait le rôle depuis des mois à la satisfaction de tous.
En langue contemporaine : pas question « qu’une femme cis s’empare du vécu d’une trans ». Penaud et penaude, le directeur du 13 et la metteuse en scène, Léna Paugam, se rallient aux critiques, pourtant fort clairsemées, en invoquant une « soudaine prise de conscience » de cette coupable appropriation culturelle, tout comme la comédienne Hélène Rencurel, qui déclare : « Je ne peux pas supporter que par ma seule présence sur le plateau, j’engendre de la souffrance ».
« Si on se met à annuler des spectacles à chaque fois que des spectateurs les considèrent illégitimes, on ne pourra plus rien programmer »
Arthur Nauzyciel, directeur du Théâtre National de Bretagne,
Ce qui n’est pas l’avis de tous les protagonistes. Le directeur du Théâtre National de Bretagne, Arthur Nauzyciel, qui avait programmé le spectacle de Léna Paugam à Rennes, s’inquiète de voir que les protestations d’un petit nombre suffisent à faire déprogrammer une pièce. « Si on se met à annuler des spectacles à chaque fois que des spectateurs les considèrent illégitimes, on ne pourra plus rien programmer ». Archaïque bon sens.
Voici encore trois autres incidents – symétriques, si l’on peut dire : la plate-forme Netflix, fort sensible aux revendications de genre, programme un dessin animé pour enfants, Ridley Jones, dont l’un des personnages est un sympathique bison « non-binaire », qui change son prénom de « Winifred » en « Fred » et confesse qu’il ne sait pas très bien s’il est un garçon ou une fille.
Scandalisés par cette introduction de « la propagande de la théorie du genre » dans le monde de l’enfance, des parents courroucés protestent auprès du géant du streaming de divertissement. Courageusement, Netflix déprogramme la série sans tambour ni trompette, alors même que le public la plébiscite et qu’elle a été primée dans plusieurs festivals.
Plus spectaculaire, et nettement plus grave. Le jeune chanteur queer Bilal Hassani, star populaire au discours pacifique et consensuel, devait se produire dans la bonne ville de Metz. Une vague de protestations haineuses et de menaces explicites l’en a dissuadé : il devait chanter dans une église désacralisée. Le bâtiment reçoit régulièrement des spectacles et ne sert plus de lieu de culte depuis des siècles. Aucune importance aux yeux des imprécateurs cathos tradis et de l’extrême-droite : Bilal Hassani est un représentant du mouvement LGBT+, vade retro satanas ! Certains messages évoquaient même un projet d’attentat…
Une élue du Rassemblement national, bientôt relayée par le très complotiste Karl Zéro, entame une campagne de protestation et porte l’affaire devant les tribunaux.
Au Palais de Tokyo, temple de l’art contemporain, l’artiste suisse Miriam Cahn expose une série de toiles consacrées aux horreurs de la guerre. Sur l’une d’elles, on voit un personnage chétif et de petite taille pratiquer à genoux une fellation sur un autre, de stature martiale et inquiétante.
Une élue du Rassemblement national, bientôt relayée par le très complotiste Karl Zéro, entame une campagne de protestation et porte l’affaire devant les tribunaux, accusant Miriam Cahn de complaisance pédo-criminelle.
L’artiste se défend en niant que son personnage soit un enfant et en faisant remarquer que les sévices sexuels font partie du quotidien de la guerre. Le musée a par ailleurs prévu des avertissements et même des médiateurs qui expliqueront le sens de la toile incriminée. Rien n’y fait : elle devra en répondre devant la justice.
Les activistes de la droite dure adoptent les mêmes méthodes
Incidents mineurs, anecdotes isolées ? Pas du tout. Tous ceux qui s’intéressent de bonne foi à ces questions le constatent : le combat culturel mené par les militants et militantes issues du néo-féministe ou de la mouvance décoloniale touche de plus en plus souvent le monde de l’art et de la création. Et comme par mimétisme, les activistes de la droite dure adoptent progressivement les mêmes méthodes de pression et de dénonciation pour influer à leur tour sur le monde de la création.
Pour être juste, en France en tout cas, les censures venues de la première mouvance sont nettement plus nombreuses que celles qui viennent du camp conservateur.
Aux États-Unis, où c’est une véritable guerre culturelle qui oppose les deux camps, le « backlash » organisé par les partisans d’un Donald Trump ou d’un Ron DeSantis, gouverneur de Floride, est tout aussi virulent que les extravagances du courant « woke ».
Encore minoritaire et disparate en France, le phénomène ne cesse de progresser.
Mais une chose est sûre : quel que soit le rapport de forces qui prévaut, cette lutte des symboles, si elle se propage et s’intensifie, fera une victime : la liberté de création.
Encore minoritaire et disparate en France, le phénomène ne cesse de progresser. Le théâtre est loin d’être seul dans le viseur. Pascal Breton, brillant producteur de séries, président de Federation Entertainment, rapporte l’histoire suivante : il monte une coproduction historique consacrée à la vie de Napoléon. Alors que le projet est bien avancé, la chaîne qui devait le diffuser lui fait soudain savoir qu’elle abandonne.
Manque d’argent ? Souci commercial ? Sujet trop classique ? Pas du tout : l’empereur, avant d’accéder au trône, avait décidé de rétablir l’esclavage ; la chaîne craint un scandale public si elle diffuse sa biographie filmée, quand bien même ce funeste rétablissement serait stigmatisé dans la série. Exit Napoléon, donc, renvoyé, sinon à Sainte-Hélène, en tout cas dans les oubliettes télévisuelles. La caméra peut-elle encore explorer le temps ? Oui, mais avec des œillères.
« La question désormais centrale, explique un grand éditeur de la place, c’est la légitimité de l’auteur ou de l’autrice, plus que sa force romanesque ».
Breton ajoute que la tendance ne fera que s’amplifier : de plus en plus, les producteurs de séries dépendent des commandes des grandes plates-formes comme Netflix, toutes soumises aux normes en vigueur aux États-Unis, où un nouveau « code Hays », tel celui qui régentait naguère le Hollywood sur des bases très puritaines, a désormais droit de cité.
Point fort de la culture française, l’édition est-elle épargnée ? Pas vraiment. Elle ne salarie pas encore ces « sensivity readers » qui passent au tamis de la nouvelle orthodoxie essais et romans publiés dans le monde anglo-saxon pour en expurger les passages pouvant heurter la sensibilité de tel ou tel groupe.
Mais plusieurs éditeurs de la place notent l’influence croissante d’une nouvelle génération d’éditeurs et d’éditrices gagnés à ce combat culturel, qui mettent question le libéralisme traditionnel des maisons françaises et protestent hautement quand un texte sort des clous néo-féministes ou décoloniaux.
« La question désormais centrale, explique un grand éditeur de la place, c’est la légitimité de l’auteur ou de l’autrice, plus que sa force romanesque ». Seuls ceux qui ont vécu une situation ou une condition sont habilités à en traiter. Un homme ne peut ni ne doit écrire sur le ressenti des femmes, un hétérosexuel sur l’expérience homosexuelle, un blanc sur la souffrance noire, un ou une cisgenre sur la vie des transgenres, etc.
« Madame Bovary, c’est moi ! »
N’est-ce pas, pourtant, l’essence du roman que de raconter des choses qu’on a pas vécues ? Mais justement : il s’agit du roman occidental, blanc, masculin, celui-là même qu’il faut déboulonner. Conclusion du même : « La place du talent se réduit dramatiquement ».
On se rappelle l’aphorisme de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ». Mauvaise pioche, Gustave ! Pour raconter Emma, il faut avoir ressenti son expérience. Voilà un argument auquel le procureur Pinard, auteur d’un réquisitoire célèbre contre Madame Bovary, n’avait pas pensé. Sauf que les Pinard d’aujourd’hui ne se fondent plus sur le code pénal, mais sur les études de genre.
Inutile de le nier : on retrouve les mêmes travers, les mêmes réflexes, les mêmes outrances dans le monde de l’art, à l’université, dans la musique et parfois dans la presse. On dira qu’il s’agit là d’exemples disparates et rares (quoique leur liste tend à s’allonger sans cesse).
Mais ces exemples, comme leur nom l’indique, sont exemplaires. Dans cette atmosphère, instruits par ces précédents spectaculaires, les directeurs de théâtre, les producteurs, les metteurs en scène, les commissaires d’exposition, les autorités finançant tel ou tel spectacle, les auteurs même, savent désormais qu’il faut agir prudemment.
L’identité doit-elle l’emporter sur la liberté ? Telle est la question…
S’ils veulent éviter les ennuis, ils ont intérêt à tenir compte des nouvelles règles, informelles, mais formellement exigées, sauf à déclencher scandale public, intrusion militante, dénonciation furibarde et harcèlement numérique.
Ils risquent même, si l’on observe ce qui se passe dans le monde anglo-saxon, de perdre leur place et de ruiner leur carrière. Pourtant la loi est censée protéger en tout lieu, en dehors de cas répertoriés dans les codes, la liberté de création et de diffusion…
Qu’en penser ? Personne, en dehors des cercles réactionnaires, ne peut se plaindre de voir les minorités mieux respectées, l’égalité femme-hommes progresser, l’héritage colonial analysé, les préjugés dénoncés, la culture occidentale enrichie – ou bousculée – par les pensées issues du sud ou de l’est.
Les objectifs officiels du mouvement sont respectables. Mais deux choses suscitent l’inquiétude. D’abord les méthodes employées, contraires aux principes de liberté de pensée et de création, qui tendent à imposer une doctrine rigide, formulée dans un jargon à la fois ridicule et angoissant.
En un mot, la censure tue à la fois la liberté et l’intelligence.
Ensuite, une conception générale qui cherche à discréditer l’idée même de valeurs universelles, applicables à tous les humains, qu’on qualifie « d’Occidentales », comme si l’origine d’un principe suffisait à le réfuter. L’universalisme ainsi rejeté et le primat de la subjectivité proclamé tendent à enfermer chacun et chacune dans son vécu identitaire, ce qui aura pour conséquence inéluctable de jeter les communautés les unes contre les autres.
L’identité doit-elle l’emporter sur la liberté ? Telle est la question… Avec cet inconvénient subsidiaire : c’est désormais la droite qui se revendique de la liberté, et la gauche, assimilée abusivement au « wokisme » dans les colonnes du Figaro ou de Valeurs Actuelles, qui prône le contrôle de la culture. Le monde à l’envers…
Certes le « ressenti » a sa légitimité. Mais s’il n’est pas le même d’un groupe à l’autre, comment communiquer, comment trouver une solution acceptable par tous ? Le bon vieil universalisme a ce mérite : définir un langage commun au-delà des différences, étendre à tous les mêmes droits. Un rayon d’espoir : grâce au zèle du Rassemblement national, le cas du tableau de Miriam Cahn a été jugé en référé.
Mardi 28 mars, comme le rapporte Le Monde, la juge a rejeté la requête des plaignants RN, faisant écho à la jurisprudence constante de de la Cour européenne des Droits de l’Homme : il s’agit pour elle de « les libertés de création et d’expression sont là pour protéger ce qui choque et dérange, et non ce qui est consensuel ». En un mot, la censure tue à la fois la liberté et l’intelligence.
par Laurent Joffrin