Daniel Cohn-Bendit : «Glucksmann peut ramener la gauche dans le jeu »
Pour l’ancien leader l’Europe-Écologie, une liste commune « écolo-socialiste-humaniste » peut faite un excellent score aux Européennes et rebattre les cartes à gauche. Sans Mélenchon
LeJournal. Info – Vous rompez avec Macron. Vous êtes donc revenu à gauche…
Daniel Cohn-Bendit – Erreur : pendant que j’étais avec Macron, je suis resté à gauche. Il y avait plusieurs tendances dans la macronie, dont l’une se situe à gauche. Personnellement, j’étais fasciné par le personnage et par sa tentative de dépasser des clivages qui ne fonctionnaient plus. Pendant ces sept années, j’ai essayé, en discutant avec lui, de le pousser dans la bonne direction. Pendant cette période, d’ailleurs, j’étais membre des Verts allemands, qui font partie de la gauche. Il n’y avait pas de contradiction. Et je remarque que je n’étais pas le seul à soutenir Macron venant de la gauche…
Sur quels points avez-vous divergé ?
Le « en même temps » dont il avait fait sa devise était une promesse de renouveler la pensée politique. Quand il parlait d’immigration, à Orléans, il avançait deux principes : humanisme et autorité. Il défendait Angela Merkel qui avait ouvert les frontières allemandes à un million de réfugiés. Il était hostile à la double peine. Il avait aussi un programme radicalement européen très proche de celui de la gauche pro-européenne. Sur la question du réchauffement climatique, il faisait preuve d’une grande ouverture. Il se disait en apprentissage. Dans les discussions avec moi – et avec d’autres bien sûr –, il prenait le sujet à bras-le-corps. Il proposait la proportionnelle. Il proposait une réforme des retraites qui allait dans le bon sens, la retraite à points, qui était aussi le projet de la CFDT.
Une réforme qu’il n’a pas faite…
Justement, c’est sur ce point que mes échanges avec lui sont devenus plus difficiles. Je n’ai pas compris pourquoi il avait cédé à Édouard Philippe, qui voulait à toute force introduire un âge pivot, qui braquait la CFDT, alors qu’il aurait pu trouver un accord avec Laurent Berger, puis, dans une deuxième étape, s’attaquer au problème du financement.
Ce qui tend à montrer que le clivage droite-gauche s’impose dans la politique française, au-delà des péripéties immédiates…
Cela veut dire qu’en France, on considère que ce clivage est un horizon indépassable. Mais en même temps, comme personne ne peut prétendre avoir la majorité absolue dans les dix ans qui viennent, il faudra bien trouver des coalitions au Parlement. Dans le cas de Macron, il pouvait faire un accord de gouvernement avec les Républicains ou avec la gauche. Le problème français, c’est que ni les LR, ni le PS, ni Macron lui-même n’ont voulu faire évoluer leur culture politique. C’est dans cette ornière que se trouve aujourd’hui la politique française. Même si la gauche ressuscite en France – on peut rêver –, elle n’aura pas la majorité absolue.
Il y aura une majorité – par définition – pour élire une ou un président de la République…
Certes. Mais selon toutes probabilités, cette personne n’aura pas la majorité absolue à l’Assemblée. Le paysage politique français a explosé. Si la gauche gagnait, à mon avis, elle devrait passer un accord avec le centre. Sinon, pas de majorité !
Autrement dit, la droite et la gauche existent toujours, mais elles ne peuvent pas gouverner seules. Il y a toujours deux camps, mais ils devront trouver un compromis pour gouverner ?
Revenons à la présidence de François Hollande. Le président avait la majorité absolue à l’Assemblée, au Sénat, dans la plupart des grandes villes et des régions. On ne peut pas faire mieux. Pourtant, ça n’a pas marché. Quand je l’ai rencontré, il y a un an, il m’a dit : oui, mais je n’avais pas le parti. Car le parti majoritaire était lui-même divisé. Il a explosé quand il a été confronté aux nécessités du gouvernement, quand il a fallu mener une politique réformiste, plus centriste. Les frondeurs ont fait dissidence. Ils pensaient savoir mieux que le président ce que voulaient les Français. On a vu ce qu’il en était ensuite : au premier tour de la présidentielle, Hamon a fait 6,4 % allié avec les Verts. Il savait ce que voulaient les Français, mais les Français ne savaient pas qu’ils voulaient ce que lui voulait…
Y avait-il d’autres points de désaccord avec Macron ?
Oui, sur sa manière de faire de la politique. Intellectuellement, c’est un homme fascinant. C’est un Dom Juan intellectuel. Il discute vraiment, il écoute, et le débat devient intéressant. Mais comme tous les Dom Juan, il passe d’un partenaire à l’autre, il joue à saute-mouton. Vous avez un contact étroit, puis, soudain, vous ne l’intéressez plus.
Il s’est détourné de la gauche, donc. Est-il condamné à s’allier avec la droite ?
Il est condamné à être seul. Il écoute, mais il revient toujours à ses réflexes technocratiques. On l’a vu dans l’affaire de la réforme des retraites. Il m’a dit : « Je ne peux pas trouver un accord avec Laurent Berger, parce qu’il a mal calculé ». Ce n’est pas ma manière de faire de la politique. Au fond, quand Marcon parle d’un compromis, c’est à ses conditions. Dans l’affaire de l’immigration, on dit qu’il va trouver un accord avec la droite. À mon avis, il se condamne à ne trouver un accord avec personne. Mais ce n’est pas seulement lui, c’est la culture politique française.
Pour vous, il n’y aura pas de compromis sur l’immigration ?
Cette affaire est une catastrophe. La gauche bombe le torse en clamant qu’elle a infligé une défaite à Macron. Mais elle a fait ce qu’elle avait toujours refusé avec horreur : passer un accord avec la droite et l’extrême-droite. Un accord négatif, mais un accord tout de même, qui adoube le RN dans le jeu parlementaire. Même Libération a compris que dans cette affaire, la gauche a achevé de normaliser le Rassemblement national ! C’est madame Batho qui a raison. Je me bats depuis des années pour faire régulariser les sans-papiers qui travaillent. Il faut d’ailleurs reconnaître au passage que le gouvernement Macron est celui qui a le plus régularisé de sans-papiers. La gauche aurait pu se concentrer sur cet objectif : sauver dans le texte ce qui concernait les régularisations dans les « métiers en tension ».
Or, à cause du rejet initial de lundi dernier, le texte sur lequel on discute maintenant est beaucoup plus à droite et la régularisation n’y figure pas. En fait, la gauche sable le champagne sur le dos des sans-papiers. Quand il s’agit de marquer un point dans le jeu politique, ils se foutent des sans-papiers. J’avais écrit il y a quelques années un bouquin titré « Arrêtez vos conneries ». Les conneries continuent.
Dans ces conditions, la victoire de Marine Le Pen vous paraît-elle inéluctable ?
Non ! Non ! Cette idée m’énerve encore plus. Rien n’est sûr aujourd’hui. Elle peut gagner, mais Édouard Philippe aussi ! Ou un autre. Qui peut le dire ? Et quand bien même elle serait élue, avec quelle majorité pourra-t-elle gouverner à l’Assemblée ? Tout est ouvert. Nous avons trois ans devant nous. Il est encore temps de s’organiser, d’inventer, d’agir… La prochaine échéance, ce sont les élections européennes. C’est l’occasion de trouver une formule nouvelle.
D’où votre proposition de rassemblement autour de Raphaël Glucksmann…
Mais oui ! Raphaël Glucksmann incarne tout à fait le rassemblement écolo-socialiste-humaniste, avec des personnalités de la société civile, de la gauche indépendante. Ce rassemblement derrière quelqu’un qui n’est pas socialiste, pas écolo, pas radical, pourrait ramener la gauche dans le jeu. Dès lors que Mélenchon n’est plus là, les programmes de ces trois forces sont conciliables, on le voit bien. Tous veulent une Europe capable de lutter pour le climat, de soutenir l’Ukraine, de défendre une solution à deux États pour Israël et la Palestine, de faire contrepoids à la Chine, etc. L’union est possible sur un projet commun.
Avec quelle espérance électorale ?
Pour moi, une telle liste peut concurrencer le Rassemblement national. Soyons sérieux : l’électorat qui a fait gagner François Hollande n’a pas disparu. Il s’est dispersé, ce qui n’est pas la même chose. La liste que j’imagine, que j’espère, peut réunir les électeurs écologistes, socialistes, ceux qui ont rejoint Mélenchon en raison du « vote utile » et ceux de la gauche macronienne, aujourd’hui déçue.
Elle rallierait des personnalités macroniennes ?
Certainement. Si les socialistes et les écologistes se réunissent autour de Glucksmann, on peut lancer une dynamique. À partir de là, quand les macroniens de gauche verront que cela devient crédible, réaliste, beaucoup rejoindront.
Mais les écologistes ne le veulent pas. Vous aviez fait un excellent score, Jadot avait lui aussi atteint un résultat très honorable. Ils se disent qu’ils peuvent recommencer…
Eh bien, ils ne recommenceront pas ! Pour l’instant, c’est vrai, ils veulent y aller seuls. Mais si une liste ouverte se constitue autour de Raphaël, si le PS le soutient vraiment, si d’autres personnalités rejoignent, autour d’un programme neuf, crédible, un mouvement peut se dessiner. Imaginons que cela se fasse, que l’opinion de gauche s’y intéresse, et qu’un sondage mette cette liste au-dessus de 10 %. Les écolos seront obligés d’y réfléchir.
Aujourd’hui, les écolos n’ont pas de dynamique dans cette élection. Ils ont même supprimé ce qui aurait fait leur force : ils s’appelaient « Europe-Écologie », ils ont abandonné le nom pour se rebaptiser « Les Écologistes ». Juste avant des élections européennes ! Ils avaient un capital d’expérience que nous avions accumulé, Jadot et moi. Ils l’ont bradé !
Et s’ils restent seuls, néanmoins ?
Dans ce cas, la liste Glucksmann, avec une bonne campagne, peut espérer un score à deux chiffres, autour de 15 %, ce qui laisse les autres derrière, à 5-6 %, peut-être un peu plus. Dans ces conditions, tout change : les réformistes se retrouvent nettement devant les écolos et LFI. Cela rebat les cartes à gauche.
La direction du PS n’a pas l’air favorable à une liste très ouverte…
Peut-être. Mais il faut pousser, argumenter, les convaincre. L’enjeu est majeur : démontrer qu’une gauche écolo-réformiste peut revenir, exister, peser dans le débat. Si tel est le cas, elle peut avoir une grande influence politique en France et changer la donne de la présidentielle. Raphaël peut devenir le catalyseur de cette nouvelle force politique. Il peut prouver que les anciens jeux politiques sont dépassés à gauche, que ceux qui refusent le changement sont tous des losers. Il y a une masse d’électeurs déboussolés, désespérés, qui ne croient plus en Macron et qui ne supportent plus Mélenchon et sa squadra trotskiste.
Quel est votre jugement sur l’action de Mélenchon ?
Mélenchon avait réussi à montrer qu’il était le seul à avoir la tchatche et la niaque pour réussir dans une élection présidentielle. Il avait monté le coup de la Nupes, qui lui a donné une force au Parlement. Mais il a aussi montré qu’il était le destructeur de sa propre stratégie. Il s’est changé en repoussoir. Il est tout de même parvenu, dans tous les sondages, à faire plus peur que Marine Le Pen. Il fallait le faire ! Si aujourd’hui Marine Le Pen peut gagner, c’est aussi parce que Mélenchon pousse toute une partie de la société vers la droite et l’extrême-droite.
Cela nous ramène à un débat traditionnel dans la gauche française : qui domine, entre sa fraction réformiste et sa fraction radicale ?
Je crois que Raphaël Glucksmann peut redonner ses couleurs à la gauche réformiste face à une gauche radicale dominée par Mélenchon. Pour moi, Mélenchon est un has been. Il a eu son heure de gloire, mais il s’est perdu avec ses dérapages islamo-antisémites.
Vous le tenez pour un antisémite ?
Il n’est pas antisémite, mais il n’aime pas les Juifs, c’est clair. Il parle à l’électorat musulman, mais il ne voit pas le problème de l’islamo-fascisme des intégristes, et il sous-estime la structure idéologique de beaucoup de musulmans, qui pose problème dans une République.
Vous avez des contacts avec Glucksmann ?
Oui, bien sûr. Quand j’ai vu que Macron, somme toute, préférait la ligne Darmanin à la mienne, je me suis dit que je ne pouvais pas rester. Mais il fallait aussi dessiner une perspective. Donc je suis allé voir Glucksmann, que je connais bien depuis longtemps. Il est tout à fait d’accord avec ce que je viens de dire. Aujourd’hui, c’est lui qui peut fédérer tous ceux qui cherchent une gauche nouvelle, crédible, capable de trouver une majorité pour changer les choses.
Vous avez eu des contacts avec d’autres responsables ?
Une anecdote : l’été dernier, je tombe sur François Hollande, rue Daguerre. Je n’ai pas toujours été d’accord avec lui pendant sa présidence, mais enfin c’est quelqu’un avec qui la discussion est agréable. Il me dit qu’il souhaite une liste autonome du PS, sans LFI, ce qui a fini par s’imposer. Je lui expose mon idée d’une liste commune autour de Glucksmann. Il me dit : c’est ce qu’il faut faire.
C’est l’évidence aujourd’hui, pour rallier toute la gauche de la raison et pour retrouver l’électorat de gauche parti chez Macron.
Il faut savoir que beaucoup de macroniens sont plus à gauche sur l’Europe que certains responsables de la gauche. En fait, ils sont sur la ligne que défendait Europe-écologie. Et une fois la dynamique enclenchée, cette force nouvelle peut s’élargir. On peut aller voir François Ruffin, Clémentine Autain et quelques autres et leur dire : bon maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Vous allez rester comme ça, tout seuls dans votre coin ? Même chose avec Jadot…
Sur quel programme ?
Il faut faire attention. Après la pandémie, les sociétés sont complètement déboussolées. Je le vois en France, je le vois en Allemagne. Avec les guerres, les crises, beaucoup de gens se disent : trop, c’est trop. Du coup, ils ont peur qu’on leur demande trop de sacrifices.
Ce qui implique un programme qui ne soit pas trop radical ?
Pas un programme qui demande trop, trop vite. Je vois bien les Verts allemands. Ils se sont dit que pendant quatorze ans, ils ont trop peu obtenu. Mais comme ils proposent de rattraper en trois ans ce qu’on n’a pas fait en quatorze ans, la société se braque. D’autant que la question de l’immigration pousse le centre vers la droite. La société a besoin de réformes, mais aussi d’apaisement. Il faut être ouvert, sincère, ne rien masquer des difficultés. Cela renvoie au rôle de l’État, à celui de l’administration. Les injonctions autoritaires, jacobines, ne mèneront à rien. Il faut une nouvelle manière de gouverner, qui associe la population à la mise en œuvre du programme. Hors de cette méthode, nous n’aurons que révoltes et blocages.