Dans l’attente d’un nouveau Delors
Les défis de l’Europe d’aujourd’hui exigent de ses dirigeants le même talent que celui dont a fait preuve l’ancien président de la Commission. Dans des conditions radicalement différentes… Par François Hollande
Jacques Delors a bâti l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui. Certes, il n’en a pas approuvé ses dérives lorsqu’elle est allée trop loin dans le respect des règles de concurrence sans les corriger par des mécanismes d’harmonisation sociale. Certes, il n’a pas admis ses insuffisances en ressources financières propres, qui ont limité sa capacité d’investissement.
Mais, en bonne intelligence avec Mitterrand et Kohl, c’est lui qui a défini les principes de l’Union telle que nous la connaissons et qui les a traduits en actes : le marché unique, la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes, les accords de Schengen, le lancement de l’Union économique et monétaire avec le Traité de Maastricht, ainsi que la révision des institutions et le vote à la majorité qualifiée. Les traités qui ont suivi son départ, que ce fût celui d’Amsterdam en 1997 ou de Nice en 2001, ne faisaient que prolonger et préciser les acquis de sa présidence. Le lancement de l’euro en janvier 2002 en fut la consécration.
Mais le contexte politique, économique et géographique dans lequel Jacques Delors a œuvré était tout autre. L’Europe était constituée de quinze pays dirigés par des socialistes et des chrétiens-démocrates, fervents européens, à peine contrariés par quelques conservateurs freinant le processus. Elle assistait fièrement à sa victoire, symbolisée par l’effondrement du Mur de Berlin, la réunification allemande, et l’émancipation des pays de l’Est pressés de participer à l’aventure européenne.
La croissance revenue avait créé de nombreux emplois, même si la récession de 1993 avait entaché ce bilan ; la Chine était encore un acteur mineur dans la mondialisation ; les États-Unis peinaient à retrouver la dynamique d’antan ; Internet n’avait pas encore bouleversé l’usage et l’organisation de la chaîne de valeur ; la question environnementale était certes déjà posée, mais la conscience du réchauffement climatique était loin d’être unanimement partagée. C’était l’Europe d’il y a trente ans.
Depuis la présidence de Jacques Delos, tout a changé : la composition de l’Union, ses équilibres politiques, ses enjeux ou les menaces qui pèsent sur elle.
Depuis, tout a changé : la composition de l’Union, ses équilibres politiques, ses enjeux ou les menaces qui pèsent sur elle. Décider à vingt-sept pays est devenu une contrainte que seule la gravité des crises successives a pu lever. Les gouvernements sont de plus en plus soumis à la pression des souverainistes, des populistes et des extrémistes de toutes sortes. La Chine est devenue la deuxième puissance du monde et aspire à la première place, y compris sur le plan scientifique. Désormais autonomes sur le plan énergétique, les États-Unis gardent leur avance industrielle, avec une productivité double de celle du vieux continent, lequel doit financer une transition coûteuse pour se débarrasser du gaz et du pétrole.
Quant à la Russie, en envahissant l’Ukraine, elle pose en termes nouveaux la question de la sécurité des Européens, sans qu’ils soient sûrs de la permanence du lien transatlantique. Enfin le sous-développement de l’Afrique et les conflits qui la déchirent provoquent une immigration qui, si elle n’est pas maîtrisée, infligera aux sociétés européennes des débats dont seuls les extrémistes bénéficieront.
Comme elle l’a fait au milieu des années 1980 ou au milieu des années 1990, l’Europe doit refonder ses objectifs, redéfinir ses moyens et améliorer ses modes de décision.
Autrement dit, comme elle l’a fait au milieu des années 1980, ou au milieu des années 1990, quand Jacques Delors la présidait, l’Europe doit refonder ses objectifs, redéfinir ses moyens et améliorer ses modes de décision. Il ne s’agit plus de se doter d’un grand marché, mais de bâtir un grand projet pour le climat et pour l’investissement dans les industries d’avenir. Il ne s’agit plus de croire que la monnaie fait sa force : chacun sait désormais qu’il n’y a de puissance politique que si une armée et des équipements produits en commun permettent de se faire respecter.
Il ne s’agit plus de garder un budget qui représente à peine plus d’un pour cent de la richesse produite, mais d’en doubler le montant pour moderniser l’économie européenne et créer les infrastructures indispensables au progrès technologique. Il ne s’agit plus d’être ouvert à tous les vents et de rester les derniers naïfs face au protectionnisme montant, mais de fixer des normes sociales et environnementales et de les faire respecter strictement.
Pour y parvenir, il y faudra des dirigeants courageux et inspirés, comme l’a été Jacques Delors à une autre époque. Il y faudra surtout une nouvelle organisation, avec un cœur de l’Europe constitué des nations volontaires prêtes à aller plus vite et plus loin, sans attendre que les vingt-sept en conviennent ou que les nouveaux souverainistes – ceux qui veulent rester dans l’union sans la faire avancer – ne nous en empêchent. Il est temps.