Darmanin, le « cancel-ministre »
Soucieux de s’ériger en rempart face à l’extrême-droite, le ministre de l’Intérieur prend de dangereuses libertés avec l’état de droit
Lutter contre l’extrême-droite ? Fort bien. Encore faut-il le faire de manière intelligente. Malmené après la manifestation cagoulée d’un groupe fascisant le 6 mai dernier, le gouvernement a réagi avec vigueur en interdisant par décret cinq manifestations ce week-end à Paris, deux montées par des « gilets jaunes », trois par l’extrême-droite. Cet admirable zèle s’est néanmoins heurté à un léger obstacle : la légalité.
Saisis par les intéressés, les tribunaux administratifs ont désavoué le ministre pour deux d’entre elles : un colloque de l’antédiluvienne Action française et un hommage prévu par les mêmes royalistes en l’honneur de Jeanne d’Arc. Les risques de trouble à l’ordre public qu’elles présentaient ont été jugés insuffisants par les magistrats.
Il est vrai que l’organisation maurassienne tient ce colloque depuis plus de vingt ans sans que quiconque s’en soit sérieusement inquiété. La seule décision maintenue concerne un autre défilé pour Jeanne d’Arc, concurrent du premier, organisé par un petit groupe dissident de la même formation royaliste, qui avait provoqué par le passé des heurts entre les deux cortèges.
Résultat : non seulement Gérald Darmanin s’est fait taper sur les doigts par la juridiction administrative, mais il a offert à ce groupuscule désuet et plutôt marginal une publicité gratuite dont il n’osait jusqu’à maintenant rêver. Puissante dans l’entre-deux-guerres, l’Action française avait été discréditée pour son comportement pendant l’Occupation allemande et Maurras, son maître à penser, avait été emprisonné à la Libération. « C’est la revanche de Dreyfus », avait déclaré le philosophe monarchiste, se référant à l’ignominieuse campagne menée par ses troupes contre le capitaine juif injustement emprisonné à l’île du Diable.
C’est encore un groupe de l’AF, les « Camelots du roi » qui avait agressé violemment Léon Blum lors de l’enterrement d’un de ses intellectuels emblématiques, l’historien Jacques Bainville. Ces états de service ont marginalisé l’Action française après la guerre, sans qu’elle ne puisse jamais sortir de cette relégation méritée. Jusqu’au coup d’éclat de Darmanin, qui lui permet de ressortir, telle une momie ressuscitée, un obscur anonymat. Bravo !
L’affaire pose un problème plus grave : confrontée à des protestations fort désagréables, venues des deux bords, la majorité macronienne a pris la fâcheuse habitude de restreindre systématiquement le droit de manifester en France.
Répression musclée des manifestations de gilets jaunes (qui poussaient loin il est vrai, la volonté protestataire), interdictions des « casserolades » liées à la mobilisation contre la réforme des retraites, prurit d’interdiction soudain contre les réunions d’extrême-droite jusque-là autorisées : le tout compose un tableau quelque peu répressif, qui finit par mettre en cause un droit fondamental en démocratie, celui d’exprimer son opposition dans la rue.
Autant il est logique de poursuivre ceux des manifestants qui violent les lois, autant les annulations préalables posent question. Comme le dit dans Le Monde Olivier Cahn, professeur et spécialiste du droit pénal, « ce que prévoit le droit est que, dès lors que la manifestation est pacifique et que les idées exprimées ne sont pas pénalement répréhensibles, l’autorité publique doit non seulement permettre la manifestation, mais aussi garantir la sécurité des manifestants. »
La règle vaut pour les idées qu’on approuve que pour celles qu’on déteste à juste titre. En se comportant en « cancel-ministre » voilà un principe élémentaire que Gérald Darmanin, tout à sa verticalité macronienne, a tendance à oublier.