David Khalfa : « Le Hamas veut transformer sa défaite militaire en victoire politique »

publié le 11/12/2023

Pour ce spécialiste du Proche-Orient, membre de la Fondation Jean-Jaurès, la guerre arrive à son paroxysme, tragique pour les civils : Israël veut empêcher le Hamas de revendiquer la victoire en survivant à la guerre comme force organisée

David Khalfa

LeJournal.info – On parle maintenant de plus de 20 000 morts à Gaza, c’est-à-dire d’un nombre nettement supérieur à celui donné par le Hamas…

David Khalfa – Il est impossible aujourd’hui de connaître le nombre exact de morts et de blessés à Gaza. Le Hamas applique une double tactique de guérilla urbaine et de bataille médiatique. Le 7 octobre dernier, il a délibérément attaqué et massacré des civils et, simultanément, exposé sa propre population aux représailles israéliennes. Son but est désormais double : résister aux assauts de Tsahal et délégitimer sa riposte en diffusant un narratif victimaire destiné à rallier l’opinion publique internationale à sa cause afin d’utiliser cette dernière comme un levier pour peser sur les décideurs politiques occidentaux. Cette stratégie de communication vise, in fine, à entraver voire à neutraliser l’offensive militaire d’Israël par l’obtention d’un cessez-le-feu.

Le Hamas entend ainsi transformer sa défaite militaire en victoire politique. C’est la tactique habituelle des groupes asymétriques qui déplacent leur action du simple champ militaire local vers le champ informationnel et médiatique mondial. Ils contournent ce faisant la supériorité militaire des armées régulières par une action concertée sur les perceptions des observateurs du conflit, transformés de ce fait en acteurs. Dans ces conditions, les chiffres avancés par les belligérants, en particulier les groupes para-étatiques islamistes tels que le Hamas, doivent être pris avec des pincettes tant ils servent leurs intérêts diplomatico-stratégiques.

Vous voulez dire que les vrais chiffres sont inférieurs à ceux que donne le Hamas, ou bien supérieurs ?

Je me refuse à être péremptoire, dans un sens comme dans l’autre. En tout état de cause, le nombre de victimes ne peut être qu’élevé au regard de l’exiguïté de l’espace sur lequel se déroule cette guerre et de la forte densité de population qui y réside. De manière générale, le bilan humain des guerres urbaines est toujours élevé en raison de la nature même de ces conflits qui se déroulent au milieu des civils. C’est le cas depuis la guerre d’Espagne, en passant par Stalingrad, et, plus récemment, par Falloudja, Rakka ou Mossoul. Ce sont des milieux confinés où les populations civiles et les combattants sont en permanence imbriqués, les premières servant très souvent de bouclier humain aux seconds qui opèrent depuis des habitations civiles, des écoles, des hôpitaux… La distinction entre civils et militaire est donc brouillée. On le voit sur les rares images qui viennent de Gaza : les miliciens du Hamas n’arborent pas de signes distinctifs, alors même qu’ils portaient l’uniforme et avaient le front ceint des bandeaux verts des brigades al-Qassam lors des massacres du 7 octobre.

Dans les bilans que dresse le Hamas à Gaza, l’organisation terroriste ne fait jamais la distinction entre civils et miliciens. Les islamistes évoquent plus de 17 000 morts tandis qu’Israël parle de plus de 7000 combattants du Hamas tués. En général, les groupes militaro-terroristes ont tendance à surestimer le nombre de victimes civiles pour frapper l’opinion publique qu’ils veulent rallier à leur cause et dont ils instrumentalisent la sensibilité humanitaire. En l’espèce, le Hamas considère les populations civiles gazaouies au milieu desquelles il opère, à la fois comme des boucliers humains et comme des butins de guerre inversés. En effet, plus le nombre de morts est élevé, plus les appels au cessez-le-feu se multiplient. Cette guerre macabre des chiffres est donc aussi une guerre de l’information qui agit sur des ressorts émotionnels. Les démocraties sont particulièrement vulnérables à ce type de stratégie informationnelle. Il faut donc se méfier de ceux qui – belligérants ou simples observateurs – se livrent à des évaluations péremptoires d’autant que le brouillard de la guerre s’épaissit tout particulièrement dans ce type de conflit.

Mais si on fait le compte du nombre de bombardements, plusieurs centaines par jour, on peut en déduire qu’il s’agit d’un véritable carnage…

Le nombre de tués est élevé, c’est certain. D’autant que les règles d’engagement de l’armée israélienne ont probablement été assouplies à la suite des massacres du 7 Octobre. Il y a par ailleurs une volonté assumée de l’état-major israélien de minimiser les pertes chez les soldats d’où l’intensité des bombardements de l’avion et de l’artillerie qui fournissent un appui-feu et une couverture aérienne à l’infanterie.

Quelles sont ces règles ?

L’armée israélienne, à l’instar de toutes les armées régulières, obéit à un ensemble de règles d’engagement qui tiennent compte des principes du droit international humanitaire. Comme ses homologues occidentales, Tsahal ne communique pas sur ces règles qui sont classées secret-défense. Par ailleurs, l’armée israélienne dispose de nombreux conseillers juridiques intégrés au haut commandement militaire mais aussi placés auprès des unités de terrain dont ils contrôlent l’usage de la force et notamment sa conformité aux principes définis dans les conventions de Genève. Cependant, en l’absence d’images et de coopération des belligérants, il est très difficile de qualifier juridiquement ce qui se passe sur le terrain à Gaza. En temps de guerre, la justice est désarmée. Une évaluation précise et circonstanciée de la riposte israélienne ne pourra donc se faire qu’après coup. À titre d’exemples, les batailles de Falloudja ou de Mossoul, gagnées par la coalition internationale contre Daech, ont été particulièrement destructrices et sanglantes.

À Mossoul, tenue par environ une dizaine de milliers de djihadistes de Daech, on estime que 40 000 civils ont été tués en neuf mois de conflit, dont la majorité pendant les trois semaines de bombardements qui ont précédé l’assaut final. Ces bombardements ont été décidés par la coalition (dont la France) parce que le combat au sol provoquait des pertes importantes du côté de l’armée irakienne. Près de 20 % des soldats d’élite de la division d’or ont notamment été tués ou blessés dans les affrontements avec l’Etat islamique qui s’était solidement retranché dans la ville et dans les tunnels. L’armée et les services de renseignement israéliens avaient quant à eux évoqué un ratio de 60% de terroristes tués contre 40% de civils lors des conflits précédents qui ont opposé le Hamas à Israël. Mais cette fois, les conditions de l’affrontement ont changé.

C’est-à-dire ? 

L’attaque terroriste du 7 octobre a sidéré et profondément choqué l’opinion publique israélienne en raison du nombre inédit de civils tués, 1200 en quelques heures et des atrocités dantesques commises par les escadrons de la mort du Hamas et les civils palestiniens qui ont participé à ce pogrom dont la barbarie a atteint un sommet inégalé depuis l’émergence du conflit israélo-palestinien il y a un siècle. Jusqu’à ce terrible 7 octobre qui marque une rupture dans l’histoire du Proche-Orient et du terrorisme, le Hamas et Israël s’affrontaient dans le cadre de conflits limités. Il s’agissait pour l’Etat juif de contenir la menace représentée par le groupe terroriste et non d’éliminer ce dernier. Pour ce faire, Israël affaiblissait militairement et à intervalles réguliers les capacités offensives du mouvement islamiste tout en incitant ce dernier à respecter des trêves en échange d’un assouplissement du blocus. La droite israélienne a tout particulièrement œuvré à la mise en place de cette stratégie d’endiguement. Elle considérait que la division inter-palestinienne Hamas/Fatah servaient ses objectifs politiques tant elle réduisait de fait à néant la possibilité de l’émergence d’une solution à deux états. Les actes de torture, les viols de masse, les décapitations et le brûlement des corps suppliciés des femmes, des enfants et des vieillards, ont réactivé la mémoire traumatique de la Shoah et diffusé un sentiment d’épouvante et d’insécurité ontologique au sein de la population israélienne.

Ce déchaînement de violence féroce et de haine à caractère génocidaire a provoqué un tremblement de terre psychologique en Israël qui a contraint l’appareil d’État à changer de paradigme sécuritaire. Le gouvernement de Netanyahou, rejoint par l’opposition, estime désormais qu’il faut éradiquer le Hamas car l’organisation terroriste représente à ses yeux un danger mortel et imminent pour les civils israéliens et plus largement pour l’existence d’Israël. On peut dès lors estimer que les règles d’engagement de Tsahal ont été adaptées et assouplies au regard de l’objectif stratégique poursuivit. Il est par conséquent vraisemblable que le ratio civils/combattants tués soit beaucoup plus défavorable aux premiers que lors des conflits précédents. L’ampleur des destructions accrédite cette terrible hypothèse même si l’armée israélienne a pris des mesures visant à limiter les dommages dits collatéraux.

Existe-t-il une tactique militaire qui permettrait de limiter les pertes civiles ?

Je ne le crois pas, malheureusement. Les moyens de surveillance, d’analyse et de détection ont beaucoup progressé notamment grâce à l’usage de l’intelligence artificielle qui permet d’optimiser le ciblage lequel est censé minimiser les risques de dommages collatéraux. Mais paradoxalement, ces technologies disruptives incitent parfois les armées à abaisser le seuil d’acceptabilité des dommages collatéraux, en particulier lorsque les affrontements se durcissent. Israël est confrontée de ce point de vue aux dilemmes classiques des démocraties en guerre contre des groupes terroristes. Soit, les armées régulières s’abstiennent de mener le combat au sol mais elles contribuent alors à sanctuariser les centres névralgiques des groupes terroristes qui sont souvent enterrés et partant inaccessibles aux bombardements aériens. Soit, elles engagent le combat en milieu urbain au risque de porter atteinte à la population civile ce qui, en retour, aliène le soutien de l’opinion publique internationale dont elles ont tant besoin pour atteindre leur objectif militaire. Entre ces deux mauvais choix, les démocraties choisissent toujours le second car une campagne aérienne ne suffit pas à provoquer l’effondrement des structures politico-militaires de leur adversaire. Or l’objectif déclaré d’Israël est de détruire les infrastructures du proto-Etat terroriste du Hamas. C’est la raison pour laquelle l’Etat juif a lancé une offensive terrestre de grande envergure.

Tsahal fait face à un ennemi fanatisé qui s’est affranchi de toutes règles morales et de toutes contraintes juridiques en combattant depuis le bâti des villes et des camps de réfugiés. Le mouvement islamiste utilise sa propre population comme « bouclier martyr ». C’est cynique et tragique pour les civils, mais c’est la triste réalité. Par ailleurs, pour les Israéliens, un cessez-le-feu consacrerait la victoire du Hamas. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les massacres du 7 octobre constituent pour lui une victoire politique majeure, redoublée par la libération des prisonniers palestiniens en échange des otages. L’ancien Premier ministre palestinien Salam Fayad a raison de considérer qu’en l’absence de défaite militaire, le mouvement islamiste consoliderait et renforcerait son ancrage politique à Gaza mais aussi en Cisjordanie où l’Autorité palestinienne est déjà en perte de vitesse. Un tel scénario rendrait impossible la relance du processus de paix et partant, toute perspective de solution à deux états. L’Etat juif estime quant à lui que seule la dislocation de la chaîne de commandement du mouvement islamiste et la neutralisation des commanditaires du massacre du 7 Octobre lui permettrait d’éviter qu’un tel scénario cauchemardesque ne se reproduise. Ceci d’autant plus que Sinwar et d’autres leaders du Hamas ont promis qu’ils répéteraient – je cite – « l’attaque du 7 octobre encore et encore jusqu’à ce qu’Israël soit anéanti ». 

Est-ce rationnel de vouloir « éradiquer le Hamas » ? Le président Macron, par exemple, a déclaré qu’il faudrait dix ans de combats pour y parvenir…

Il faut distinguer les slogans utilisés après le 7 octobre et la réalité. Il y a d’un côté les rodomontades de Netanyahou sur « l’éradication du Hamas », qui visait à rassurer l’opinion israélienne après les terribles manquements et failles de l’État israélien qui ont conduit à la débâcle du 7 octobre, et, de l’autre, les objectifs réels fixés par l’état-major qui sont plus mesurés et pragmatiques bien que difficiles à atteindre. Les militaires visent la dislocation de l’appareil politico-militaire du Hamas à Gaza.

Ce qui veut dire ?

Il ne s’agit pas de détruire le mouvement islamiste en tant que tel, encore moins son idéologie, ce qui n’aurait d’ailleurs aucun sens. Le Hamas continuera à exister comme mouvement socio-politique. L’islam politique a des racines anciennes au sein du mouvement national palestinien qui remontent au début des années 1920. Le nom même de la branche militaire du Hamas, Izz al-Din al-Qassam, renvoie à un leader de la révolte palestinienne de l’entre-deux-guerres venu de Syrie, lui-même influencé par l’islam radical salafiste puis frériste. Son objectif était l’établissement d’un État islamique en Palestine grâce au jihad armé contre les « sionistes ». En tant que branche palestinienne de la Confrérie des Frères musulmans, le Hamas s’inscrit dans ce sillage idéologique. L’état-major israélien sait bien qu’il est impossible de déraciner une telle idéologie. C’est la raison pour laquelle il s’est fixé pour objectif de provoquer l’effondrement du Hamas comme proto-État, afin de l’empêcher d’exercer sa gouvernance politico-militaire sur la bande de Gaza. Cet objectif a été atteint en partie dans le nord de Gaza, où le Hamas a subi de lourdes pertes et a perdu la capacité d’exercer le pouvoir, même s’il y a toujours des poches de résistance, notamment à Jabaliya.

Le rouleau compresseur israélien y a provoqué la dislocation de la chaîne de commandement du mouvement islamiste en tuant nombre de ses commandants et de leurs lieutenants. Il ne s’agit donc pas pour les Israéliens de tuer les miliciens du Hamas jusqu’au dernier. On estime ces effectifs à environ 20 000 combattants, peut-être 30 000. L’armée israélienne en a éliminé le quart mais sait qu’elle ne pourra pas les éliminer en totalité. Elle se concentre désormais sur les leaders – Sinwar, Mohamed Deif et Marwan Issa – en espérant que leur neutralisation provoquera une démoralisation puis un effondrement du mouvement militaro-terroriste. Un certain nombre de miliciens ont déjà commencé à se rendre. D’autres pourraient renoncer au combat en se fondant dans la population civile et en abandonnant leurs armes. C’est un objectif compliqué mais réalisable. Il a été atteint par la coalition internationale anti-Daech à Falloudja, Raqqa ou Mossoul, avec le soutien au sol des forces armées irakiennes et des FDS.

Avec des pertes civiles énormes…

Oui, très élevées. Des dizaines de milliers de civils ont été tués dans ces batailles. Les Israéliens ont quant à eux appelés les gazaouis à quitter le nord de l’enclave côtière vers le sud, mais ils opèrent désormais dans cette zone où plus de deux millions de Palestiniens résident dont de nombreux réfugiés. Ils ont suggéré aux civils de se réfugier sur la côte occidentale ou plus au sud vers Rafah. Mais ces zones circonscrites ne sont pas suffisantes pour accueillir la population civile.

Certains soupçonnent les Israéliens de vouloir chasser toute la population de Gaza vers l’Égypte…

C’est le rêve de l’extrême-droite israélienne. Un document préparé par les équipes de l’une des ministres de Netanyahou, Gila Gamliel, qui incarne l’aile droite du Likoud, évoque de manière plus euphémistique une « réinstallation volontaire » des Gazaouis en Égypte et dans le monde. Cette position est fort heureusement ultra-minoritaire et n’a aucune influence sur les décisions prises par le cabinet de guerre dont cette ministre n’est d’ailleurs pas membre et dont le centre de gravité politique penche vers le centre. Ce cabinet comprend trois anciens chefs d’état-major de l’armée, qui sont des pragmatiques et dont deux sont des libéraux centristes, Benny Gantz et Gadi Eizenkot. J’ajoute que la durée de l’offensive israélienne et la capacité de l’état-major à atteindre les objectifs stratégiques fixés par l’échelon politique dépend étroitement du soutien américain. Or Biden ne suivrait pas Israël dans une telle entreprise.

On entend pourtant parler d’un nouvelle « Nakba », d’un nouvel exode massif, comparable à celui qui s’est produit en 1948, quand près d’un million de Palestiniens ont été chassés de leur terre à la suite de la première guerre d’Israël.

Ce n’est pas surprenant. On assiste en fait au choc de deux mémoires traumatiques. Celle de la Nakba pour les Palestiniens, qui craignent d’être de nouveau chassés de chez eux, comme en 1948, et celle de la Shoah pour les Israéliens, qui ont vu le Hamas massacrer systématiquement des civils israéliens le 7 octobre. Mais cela n’aurait pas de sens pour Israël de vouloir faire partir les Gazaouis en Égypte. Les leaders du Hamas en profiteraient pour se mettre à l’abri en territoire égyptien, ce qui compromettait les relations d’Israël avec l’Égypte. Les deux pays vivent en paix depuis près de cinquante ans. L’arrivée de près de deux millions de Palestiniens en Égypte risquerait de déstabiliser le régime égyptien, qui craint par-dessus tout une contagion islamiste dans le Sinaï où il fait face à une insurrection jihadiste.

Ce sont des djihadistes qui ont tué Sadate en 1981…

Exactement. Le régime égyptien est autoritaire, répressif, mais aussi fragile. Les islamistes conservent une forte influence en Égypte même si les Frères musulmans ont été déclarés organisation terroriste en 2013. En 2014, un tribunal du Caire avait qualifié le Hamas d’organisation terroriste, les islamistes palestiniens ayant été accusés d’avoir prêté main-forte aux terroristes qui ont commis des attentats en Égypte à la suite de la destitution de l’islamiste Mohamed Morsi. Le président égyptien se méfie du Hamas comme de la peste. Les Israéliens n’ont donc aucun intérêt à affaiblir le maréchal Al-Sissi avec qui la coopération sécuritaire est étroite. D’ailleurs certains responsables égyptiens disent que la guerre pourrait remettre en cause le traité de paix si elle se traduisait par l’exode des Palestiniens vers leur territoire. L’Égypte a construit un mur de béton à la frontière avec Gaza pour protéger et contrôler sa frontière. Sa position est claire…

Du coup, les Gazaouis doivent subir la guerre sans pouvoir se réfugier ailleurs…

C’est la tragédie en cours. Les civils palestiniens sont instrumentalisés par des forces qui les dépassent. Les États arabes n’attendent qu’une chose, c’est la destruction du Hamas, parce qu’ils sont eux-mêmes menacés par les islamistes fréristes qui sont alliés au réseau milicien pro-Iran. En fait, tout en protestant publiquement contre l’opération à Gaza, ils espèrent en privé que les Israéliens accélèrent et « terminent le travail ».

Y a-t-il un risque d’embrasement général dans la région ?

La guerre a déjà une dimension régionale, et même internationale. Il y a un front au nord ouvert par le Hezbollah et des attaques menées par les Houtis depuis le Yémen à l’aide de missiles balistiques et de croisière. L’armée israélienne est maintenue sous une pression permanente et doit affronter ses ennemis sur plusieurs fronts, y compris en Syrie où le « front du refus » islamiste lié à l’Iran entend profiter du conflit à Gaza pour se rapprocher des frontières israéliennes. Les Israéliens parlent d’un « cercle de feu » qui les entoure. Le régime iranien ne peut pas affronter directement les Israéliens qui lui sont supérieurs sur le plan militaire mais entend les maintenir dans une tension et une insécurité permanente, dans l’espoir d’user leurs défenses, de casser le moral de la population israélienne et de provoquer in fine l’effondrement de l’appareil d’État. Les islamistes raisonnent sur un temps long. Ce sont des fanatiques millénaristes pour qui le combat et la victoire peuvent prendre des décennies, voire des siècles.

Cela dit, ils ont peut-être commis une erreur stratégique : si le Hamas est détruit comme force politico-militaire à Gaza, les Iraniens auront perdu un atout important au Levant faisant partie intégrante de leur stratégie d’encerclement d’Israël. Il y a un second bloc, celui des monarchies du Golfe et des régimes militaires arabes, qui craint la contagion islamiste et les visées hégémoniques du régime iranien. Les Américains ont cherché à se dégager du Moyen-Orient pour se concentrer sur leur compétition avec la Chine. Mais ils ont laissé un vide dans lequel les Russes et les Iraniens se sont engouffrés. Cette guerre les oblige à revenir dans la partie, sans doute pour de nombreuses années.

Les Israéliens dépendent des États-Unis pour leur approvisionnement en munitions. Si les livraisons cessent, ils doivent arrêter très vite les combats. Autrement dit, les États-Unis peuvent arrêter le conflit quand ils le veulent…

Oui et non. Si Biden demande à Netanyahou de s’arrêter, celui-ci cherchera à continuer malgré tout, ne serait-ce que pour satisfaire l’aile droite de sa coalition.  Mais l’administration américaine dispose de forts moyens de pression, c’est exact. Ils apportent un soutien diplomatique important, à l’ONU notamment, pour bloquer les résolutions défavorables à Israël. Ils ont positionné une force de dissuasion maritime considérable aux abords de la région, qui peut frapper par exemple le Hezbollah ou même l’Iran. Ils fournissent aux Israéliens des bombes perforantes qui peuvent atteindre les tunnels et les centres de commandement souterrains. Ce soutien est d’autant plus crucial pour les Israéliens qu’ils rentrent dans la deuxième phase de leur guerre contre le Hamas. Dans un premier temps, le Hamas a évité l’affrontement massif dans le nord en usant d’une tactique de guérilla classique.

Mais ils utilisent maintenant des méthodes plus sophistiquées visant à freiner la progression des troupes israéliennes, notamment en utilisant massivement des drones-suicides, des missiles antitanks, des bombes à sous-munitions et des obus antichars. La trêve leur a permis de se réorganiser comme une armée quasi conventionnelle. L’intensité des combats s’accroît. Les leaders du Hamas cherchent à gagner du temps, à survivre, puis à émerger de leurs tunnels pour déclarer victoire même si la réalité des combats et l’ampleur des destructions disent tout autre chose.

Il y a aussi des affrontements en Cisjordanie. Plus de 200 Palestiniens ont été tués depuis le début du conflit…

En réalité, nous assistons à une Intifada à bas bruit depuis plus d’un an en Cisjordanie. À bas bruit parce que la participation de la population est limitée. La seconde Intifada avait échoué et provoqué la réoccupation du territoire par Israël. Les Palestiniens ne veulent pas qu’un tel scénario se matérialise à nouveau. Mais nous sommes dans une situation périlleuse, où l’Autorité palestinienne ne contrôle plus une grande partie du nord de la Cisjordanie où prolifèrent des groupes miliciens radicaux et où les nationalistes religieux israéliens les plus déterminés agissent sans frein, en se faisant justice eux-mêmes quand ils ne harcèlent pas les villageois palestiniens de leur propre initiative.

Le gouvernement israélien cherche-t-il à les contrôler ?

Depuis la dernière réélection de Netanyahou et l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir, il y a une forme d’hubris chez les colons les plus radicaux, un sentiment d’impunité. Ils pensent qu’ils sont soutenus par une partie du gouvernement, que la droite a fini par rejoindre leur vision annexionniste de la Cisjordanie.

Le Likoud soutient ces colons ?

Le Likoud a suivi la même évolution que beaucoup de droites dans le monde. Il est devenu un part néo-populiste et identitariste. Netanyahou a largement contribué à échauffer les esprits en jouant la carte de la polarisation à tout crin, comme Bolsonaro au Brésil ou Trump aux États-Unis. Le Likoud a épousé ce virage identitariste et abandonné de facto toute référence à la solution à deux états. Les nationalistes religieux ont beau jeu quant à eux de rappeler que la Judée et la Samarie, c’est-à-dire la Cisjordanie, sont le berceau historique du peuple juif. La Judée était en effet le territoire originel sur lequel le peuple juif exerçait une souveraineté dans l’Antiquité, le mot juif lui-même venant de Judéen. C’est au nom du « droit historique » et de la Bible qu’ils revendiquent ce territoire alors même que d’autres peuples se sont installés depuis, les Arabes principalement ayant conquis ce territoire il y a plusieurs des siècles, même s’ils n’y ont pas créé d’état. Mais pour les nationalistes religieux israéliens, la Bible justifie leurs prétentions territoriales maximalistes, de même que le Coran pour les islamistes. Sur ce point, les intégrismes se rejoignent, même s’ils sont de nature très différente et ne partagent pas les mêmes méthodes d’action.

Les nationalistes religieux radicaux sont minoritaires en Israël, mais souvent jeunes, motivés et armés. Cette minorité radicale qui vit principalement dans les implantations isolées du Nord de la Cisjordanie estiment que l’État d’Israël, dont ils se méfient, qu’ils jugent trop séculier, ne les soutient pas suffisamment. Ils ont une conception théologique d’Israël, qui exclut tout compromis et qui exige une lutte de long terme, aux finalités millénaristes. Ce sont ceux-là qui commettent les exactions contre des Palestiniens dont une partie de la jeunesse s’est également radicalisée en miroir. On est passé progressivement d’une vision rationnelle et politique du conflit à une vision beaucoup plus religieuse d’où mon pessimisme sur la possibilité de parvenir à une solution à deux états dans un avenir proche : les nationalistes religieux, qu’ils soient Israéliens ou Palestiniens, n’entendent faire aucun compromis. Or la politique, c’est l’art du compromis. Une solution à ce conflit séculaire passera donc par la défaite politico-militaire de ces forces radicales qui sont dans les faits des alliés objectifs même si leur vision est antithétique. Nous n’y sommes pas encore…

Propos recueillis par Laurent Joffrin

David Khalfa, membre de la Fondation Jean-Jaurès, co-directeur de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, consultant, spécialiste du Proche-Orient.