De la Bastille au Panthéon

par Bernard Attali |  publié le 21/07/2023

Les Français ont accueilli le dernier remaniement ministériel comme il se doit : dans l’indifférence. L’agitation des petites ambitions parisiennes leur parait de plus en plus éloignée des grands enjeux du pays

Il y a dans l’air comme une frustration. Un manque existentiel. 

Hier l’église, la famille, le socialisme, le nationalisme, l’idée de progrès cimentaient plus ou moins la société. Des ambitions, parfois, à défaut de vision, faisaient vivre ensemble les Français. Le Général de Gaulle avait même réussi, de Londres, un pari fou parce qu’il avait de la France une grande idée.

Et même lorsqu’il céda le pouvoir à des mains moins illustres nous eûmes la croissance économique comme but collectif : on a les ambitions que l’on mérite. Le frigidaire avait remplacé la Croix de Lorraine ; mais on pouvait au moins se donner une raison d’être : travailler au bien-être des générations futures.

Depuis, d’échecs en désillusions, le moteur collectif s’est mis en panne, avec la croissance d’ailleurs. Nous vivons ensemble, certes, mais sans trop savoir ce qui nous réunit. Alors on utilise des mots-valises.

Soyons lucides : la jeunesse s’abstient en masse, car, pour elle, il n’y plus rien de concret derrière le mot République. D’ailleurs en prônant le « ni droite ni gauche », le « en même temps », on a fait l’apologie du n’importe quoi. 


Le vieux chef d’orchestre lui-même, l’État, a perdu sa baguette. Il ne gouverne plus, il s’est privatisé. Quand l’armée de métier remplace l’armée de conscrits, quand les business school détrônent l’école Normale, quand le pouvoir est abandonné à une myriade de Comité-Théodule… le souverain tombe de son trône. Les discours à la Nation ne sont plus que des discours de commémorations. La France n’est plus à la Bastille mais au Panthéon.


Un peuple, plus encore qu’un individu, a besoin d’un supplément d’âme. Et ce n’est pas le dernier chiffre du PNB qui peut le lui procurer. Ni l’apologie des start-up. Il faut chercher plus haut. Hier encore de grands récits donnaient du sens à notre vie collective.

Aujourd’hui notre démocratie molle est rongée par l’individualisme. Le développement personnel a pris le pas sur le service public. Une société qui appelle « niveau de vie » le simple pouvoir d’achat… traduit bien la médiocrité de ses horizons.

Comment ne pas être saisi de nostalgie quand on relit ce qu’écrivait Renan en 1880 : « les hommes sentent dans leurs cœurs qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, de souvenir et d’espérances ».


La mondialisation a eu sans doute des vertus sur le plan économique. Mais elle a joué comme un acide sur les sociétés. Les frontières ont été longtemps des écluses. Elles ont perdu ce rôle. Pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur : si on veut être optimiste, on prédira l’émergence d’une conscience planétaire, qui sera bien utile quand il faudra s’attaquer sérieusement au réchauffement climatique. Ou gérer humainement les mouvements migratoires.

En attendant nous avons le pire : la dissolution de solidarités naturelles.

À méditer au-delà même de nos frontières. Une Europe à sept avait une petite chance de faire rêver, à vingt-sept elle n’en a aucune. À force d’hésiter entre l’Europe des cathédrales, l’Europe puissance et la Fédération d’États Nations, nous avons l’Europe des marchands. L’élargissement pour tous ,c’est le chacun pour soi. On oublie trop souvent que Jean Monnet a commencé sa carrière comme trafiquant d’alcool. 

Valéry écrivait autrefois : « que serions-nous sans la lumière de ce qui n’existe pas ? » C’est cette lumière qui manque aujourd’hui à la France pour éclairer son chemin.

Bernard Attali

Editorialiste