De la non-démocratie en Amérique

publié le 07/10/2023

Il est bien loin le temps ou Alexis de Tocqueville, de retour d’un séjour aux États-Unis, prophétisait que l’âge démocratique était un fait providentiel et inéluctable. Écrivant De la Démocratie en Amérique, il redoutait simplement que l’aspiration à l’égalité finisse par étouffer la liberté par la mise en place progressive d’un État tutélaire. Par François Hollande

Le président français François Hollande au palais de l'Élysée à Paris, le 11 mai 2017. -Photo JOEL SAGET / AFP

Aujourd’hui, le spectacle que renvoient les États-Unis est celui d’une nation déchirée, d’institutions décriées, d’un congrès bloqué, d’un État empêché, de firmes technologiques laissées à elles-mêmes, c’est-à-dire à des dirigeants démiurges.

S’ajoute un ex-président traduit en justice pour avoir cherché à renverser le résultat de l’élection de 2020 et à encourager l’assaut du capitole, et qui qualifie les chefs d’accusation dont il est l’objet « d’insulte à la Nation ».

Certes des analogies peuvent être trouvées avec la situation de bon nombre de pays européens, mais c’est en Amérique que la menace est la plus grosse d’épreuves intérieures et la plus lourde de conséquences pour le monde.

C’est l’unité de l’Amérique qui est en péril. La côte ouest est vouée aux gémonies par les habitants des états du sud, la côte est (Washington et New York) est rejetée par une grande partie de la population éloignée des métropoles. Au nom de la liberté, des libertariens inventent un monde nouveau sans État, sans frontières, sans règles, d’autres revendiquent la reconnaissance de leur identité, de leur singularité, et de leurs différences.

Ici, le droit à l’avortement est attaqué et la ségrégation demeure. Ailleurs, les personnes transgenres sont reconnues comme nulle part dans le monde et les minorités ont droit de cité. La confrontation politique a pris un tour nouveau depuis 10 ans. Le complotisme se répand avec l’irruption du télé-évangélisme et des réseaux sociaux.

Le climato-scepticisme résiste à toutes les vérités scientifiques, un mouvement d’extrême droite prétend même que les élites sont gangrénées par la pédophilie tandis que les universités multiplient les principes de prudence pour ne choquer personne et que les communautés de toute sorte s’isolent les unes des autres.

Les partis républicains qui ne savent comment contenir Donald Trump le défendent de peur qu’il ne les pourfende. Le chef de la majorité à la chambre des représentants est destitué par l’action d’un groupe qui lui reproche de chercher un compromis avec les démocrates pour éviter la paralysie de l’administration.

Les primaires que le parti organise péniblement fournissent le cadre à tous les dérapages des candidats qui s’y présentent en l’absence et sous les quolibets de celui qui sait que même condamné, il pourrait être finalement choisi. Procès est dressé contre la justice, supposée instrumentalisée par Biden et la séparation des pouvoirs, le fondement même des institutions américaines est bafoué.

Cette surenchère met le parti démocrate sous pression. Il hésite sur la ligne en matière environnementale et énergétique. Il recule sur les mesures fiscales, il cède au protectionnisme, il plie face à l’immigration, il commence à douter sur l’Ukraine.

D’ici les élections de novembre 2024, les excès des uns et les timidités des autres, dans un contexte d’inflation élevée et de ralentissement économique, ouvrent une période d’incertitudes dont les Européens peuvent faire les frais et les Ukrainiens être les prochaines victimes. Il faut dire que les États-Unis n’ont pas ménagé leur soutien à Kiev depuis 18 mois, avec une assistance militaire de près de 50 milliards depuis l’invasion à laquelle s’ajoutent plus de 20 milliards d’aide budgétaire directe.

Mais la solidarité s’amenuise à mesure que le conflit dure et que les taux d’intérêt s’élèvent, rendant plus coûteuse la dette publique.Ainsi, pour éviter un gel temporaire de l’activité gouvernementale, les élus américains ont annulé une nouvelle tranche d’aide de 6 milliards de dollars et qui devait se traduire par la livraison d’armes d’ici la fin de l’année.

Or les Européens qui ont été jusque-là, certes avec retard, au rendez-vous de la défense de l’Ukraine, ne pourraient pas aisément se substituer à une éventuelle défaillance américaine, ni pour trouver un montant équivalent au retrait des Etats-Unis, ni pour fournir des équipements militaires dotés de la même efficacité.

Et si Trump devait l’emporter l’année prochaine, qui peut penser qu’il n’exécuterait pas sa sentence ? Il dit qu’il mettra fin à la guerre en une journée ! Même s’il y mettait la semaine, sa méthode serait la même : négocier avec Poutine pour lui laisser les territoires déjà occupés par son armée et écarter l’Ukraine de toute perspective d’entrée dans l’OTAN. Qui peut jurer en Europe que ce retrait ne serait pas suivi par d’autres ? Déjà la Hongrie, la Slovaquie, peuvent bloquer le soutien budgétaire de l’Union européenne puisqu’une telle intervention exige l’unanimité des 27.

La droite extrême dans beaucoup de pays est sur cette ligne sans en faire encore l’aveu. Pourquoi payer pour Kiev quand nos consommateurs et contribuables n’en peuvent déjà plus ? La Pologne a donné le ton ces derniers jours sur la question des céréales.

Enfin, c’est l’OTAN qui serait désarticulée et l’automaticité de la riposte en cas d’attaque des pays membres serait aléatoire et leurs effets budgétaires sujets à caution. C’est le calcul de Vladimir Poutine : attendre que la démocratie américaine se fissure, que les solidarités européennes se dissolvent et que les extrêmes droites continuent partout d’avancer. Il a lui aussi son calendrier : sans les livraisons occidentales, « il ne donne à l’Ukraine qu’une semaine à vivre ».

De la démocratie américaine, de sa vigueur ou de son avachissement dépend la pérennité de la nôtre.