Défendre la loi sur le voile
Le vingtième anniversaire de la loi du 15 mars 2004 est entouré d’un étrange silence. Elle est pourtant devenue l’un des piliers de la laïcité française.Par Gérard Delfau (*)
Le relatif silence qui entoure le 20e anniversaire de la loi sur l’interdiction du port de signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées, généralement appelée loi sur le voile, en référence au foulard islamique, est révélateur du statut incertain de la Laïcité dans notre société. En effet, cette échéance du 15 mars 2024 aurait pu être l’occasion de faire le point sur ce principe fondateur de la République, et pas seulement à propos de la neutralité de l’école. Où en est-on exactement, plus d’un siècle après ces grandes lois de la IIIe République, qui ont laïcisé la Fonction publique, avant d’abolir le Concordat napoléonien et d’établir la Séparation des Églises et de l’État, confirmée à la Libération par l’Article 1er de la Constitution ? Cette question ne cesse d’agiter le débat public.
Une loi instrumentalisée
Pourquoi, dès lors, ce quasi-mutisme des médias et de beaucoup de dirigeants de grandes associations ? C’est que la loi de 2004 a, en fait, un statut incertain, et même controversé, au sein de la famille républicaine. D’où tire-t-elle son origine, et donc sa justification, se demande-t-on, quand on ne met pas carrément en cause sa légitimité. Une partie de la gauche et de l’extrême gauche critique son application, car elle serait discriminatoire à l’égard des catégories les plus pauvres de la population.
Quant à la droite, elle ne lui pardonne pas le fossé que ce vote a créé avec la religion catholique. Mais il y a plus grave : la loi sur le Voile est instrumentalisée, et donc défigurée, par l’extrême droite, au nom d’une prétendue « laïcité », qui sert de couverture à une tentative de mise à l’écart de nos concitoyens de confession musulmane. Le principe de Laïcité, ainsi détourné, devient l’alibi du racisme.
Étonnante situation, où s’entrecroisent approbations et divergences, jugements contradictoires et contresens ! A chaque fois se posent de lourdes interrogations, auxquelles il faut tenter de répondre, mais en rappelant, en préalable, que les Français sont majoritairement favorables à la loi sur le voile. Ils le confirment à chaque enquête d’opinion et nul ne peut faire l’impasse sur cette réalité. Si je me risque aujourd’hui dans cette mêlée, c’est que j’ai été confronté à ce problème durant ma vie de parlementaire. J’ai même été l’un des tout premiers à gauche à soutenir son adoption, et, 20 ans après, je ne le regrette pas.
Chirac contre le communautarisme
En effet, j’ai vécu avec intensité la naissance de ce texte, en tant que sénateur, fin 2003-début 2004, comme je le raconte dans l’ouvrage Je crois à la politique, que nous avons publié, MartineCharrier et moi, en 2020[1]. Rappelons les faits. Dès la fin des années 1980, la France vit sous la pression de l’islamisme, et les gouvernements qui se succèdent cherchent à éviter l’affrontement. Le comportement de Lionel Jospin, qui se défausse sur le Conseil d’État, lors de l’affaire du Voile de Creil, en 1989, illustre cette attitude, mais, à droite, les gouvernements Balladur et Juppé feront le même choix. Évidemment, cette fuite en avant aggrave l’instabilité dans les établissements scolaires.
C’est pourquoi, en 2002, Jacques Chirac, qui vient d’être réélu président de la République, décide de réagir et de prendre en main personnellement le dossier. Le 17 décembre, il s’adresse à la nation. Dans son intervention, il replace la question du « Voile islamique » dans la longue durée de l’histoire de la Laïcité et de l’immigration. Puis, il résume ainsi sa pensée : « le communautarisme ne saurait être le choix de la France » ; et il officialise le dépôt d’un projet de loi par le gouvernement Raffarin.
En cette fin d’année 2003, l’hostilité à l’initiative du président de la République domine dans les partis qui composent la gauche. En effet se combinent l’attitude classique d’une opposition parlementaire, et, conformément à la tradition des socialistes et des communistes, le réflexe de protection d’une minorité socialement défavorisée. Quant à moi, déjà engagé sur le chantier de la Laïcité, j’hésite devant un choix politique qui n’a rien d’évident. Il se trouve que j’avais prévu pour le lendemain, 18 décembre, au Sénat, le premier colloque de l’association ÉGALE (Égalité. Laïcité. Europe), sans imaginer qu’il serait précédé de ce coup de gong.
J’avais retenu un thème large : « La Laïcité. Ciment de notre République. Valeur universelle », mais, dès l’ouverture, la question du « foulard islamique » est omniprésente. Et, d’ailleurs, l’une des tables rondes s’intitule : « Faut-il légiférer ? ». La salle est comble. L’atmosphère est grave, parfois traversée de bouffées de passion. Des intervenants connus, journalistes, intellectuels et politiques, responsables de grandes associations se succèdent à la tribune et les avis sont partagés.
Sentiment de culpabilité
J’ai la lourde tâche de conclure. Je le fais, après avoir écouté les uns et les autres, toute la journée, sans mot dire, et m’être forgé progressivement une opinion. Mais, avant d’exposer ma position, il me faut exorciser la crainte de commettre une injustice, une mauvaise action, à l’égard d’une partie défavorisée de la population, si j’approuve l’interdiction.
Aussi je commence par établir une comparaison avec le contexte de 1905 : « Les mécanismes sociaux à l’œuvre dans la crise aujourd’hui sont fort différents de ceux qui conduisirent à la loi de Séparation : à cette époque-là, l’Église catholique était en position dominante. […] Aujourd’hui, le conflit oppose une minorité, souvent la plus pauvre de la population, à la majeure partie des forces économiques et politiques. Cette supériorité écrasante du camp laïque est paradoxalement sa grande faiblesse. Elle donne un statut de victimes aux jeunes filles, pour l’essentiel d’origine maghrébine, qui revendiquent le droit d’arborer le “voile” jusque dans la sphère publique. Elle nourrit la mauvaise conscience, voire un sentiment de culpabilité, surtout à gauche, chez ceux qui refusent cette transgression du principe de laïcité ! »
Après ce rappel, j’en viens à la question de fond : « Alors, faut-il légiférer ? Comme beaucoup d’autres, j’ai longtemps hésité à répondre par l’affirmative à la question. Si je m’y résous aujourd’hui, c’est faute d’une alternative. Si les politiques ne prennent pas leurs responsabilités sur ce dossier brûlant, ils laissent désarmés les chefs d’établissements, les médecins, bientôt les maires, aux prises avec les manifestations de l’intégrisme musulman. Est-ce le choix du Parlement ? »
Le rôle décisif de Hollande
La partie est loin d’être gagnée, surtout à gauche. Pourtant, peu à peu l’idée fait son chemin. Quand le débat s’ouvre, en février 2004, à l’Assemblée, les esprits ont évolué, aussi bien à l’UMP, malgré l’hostilité réaffirmée de l’Église catholique, qu’au PS, où les défenseurs de l’École laïque font entendre leurs voix. Et c’est François Hollande qui emporte la décision, comme le reconnaît avec élégance Jacques Chirac, lui-même, dans ses Mémoires[2]. Dans Éloge de la Laïcité[3], je commente ainsi ce vote: « C’est, à un siècle de distance, la réplique du scrutin de 1905 : la droite et la gauche réunies pour soutenir la Laïcité républicaine, à l’exception de quelques opposants irréductibles et d’une poignée d’indécis. Comme lors du vote de la loi de Séparation, la Laïcité montre bien ce jour-là qu’elle n’est ni de droite ni de gauche ; elle est progressiste ».
Ainsi a été votée la loi du 15mars 2004. Elle marque une étape importante dans l’histoire de la Laïcité, en confirmant et en prolongeant les lois Ferry-Goblet sur l’École publique. Mais, vingt ans après, elle est encore l’objet de polémiques. L’opposition à gauche s’est peu à peu atténuée, sans toutefois disparaître, puisque subsiste le refus de la France Insoumise et de quelques élues écologistes, ainsi que de fortes réticences au sein de la Ligue des Droits de l’Homme et de la Ligue de l’Enseignement.
Le pays, lui, l’a adoptée, même si les derniers sondages montrent une montée relative des avis négatifs chez nos jeunes concitoyens. Si elle n’a pas mis fin aux conflits dans les établissements, elle a, au moins, contribué à les encadrer. Elle fonctionne comme un signal, par rapport au caractère « sanctuarisé » de l’École, d’autant qu’elle s’applique, rappelons-le, au port de tout signe « ostensible » : le voile, la grande croix, la kippa, etc. Et elle reste une sorte de rempart contre des dérives beaucoup plus graves, que l’on constate trop souvent : le refus de la mixité des cours ou des activités sportives ; le refus des idées du Siècle des Lumières ou de la théorie de l’Évolution, dans l’enseignement ; ou même l’utilisation de locaux scolaires comme lieux de culte temporaires, principalement des mosquées.
Pas d’action laïque sans action sociale
Que dire de plus, aujourd’hui ? Seulement constater qu’aucun gouvernement, y compris de gauche, depuis 2004, n’a su lutter contre ce fléau des inégalités et du racisme avec la détermination et les moyens financiers nécessaires. Pourtant, lors de sa présentation à l’Assemblée nationale, Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, avait souligné la nécessité d’associer le traitement de la question sociale au vote de cette loi. Un engagement implicite, qui ne fut pas tenu. Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader. Dans un certain nombre de cités ou de quartiers, les affrontements entre la jeunesse et les forces de l’ordre se multiplient et le communautarisme gagne du terrain. Des femmes y sont soumises à un statut dégradant, au nom d’une lecture rétrograde du Coran.
L’antisémitisme s’y exprime ouvertement. Et il y a eu l’assassinat atroce de Samuel Paty, en octobre 2020, avant celui de Dominique Bernard, en 2023. Il est donc urgent de se ressaisir. Mais les mesures de maintien de l’ordre, à la manière du gouvernement actuel, ne suffiront pas. Le moment vient, où il faut appliquer, enfin, la recommandation faite par Jean Jaurès, lors du débat sur la loi de Séparation : « La République doit être laïque et sociale, mais [elle] restera laïque, parce qu’elle aura su être sociale. » Et, de ce point de vue, la loi sur le Voile demeure un symbole et un enjeu politique important dans le combat quotidien pour la Laïcité.
(*) Gérard Delfau. Ancien sénateur, directeur de la collection Débats laïques, Éditions L’Harmattan, et du site www.debatslaiques.fr
[1] Éditions L’Harmattan.
[2] In Chaque pas doit être un but. Mémoires 1, NIL, 2009.
[3] Éditions Vendémiaire, Paris, 2012.