Défendre Pap Ndiaye, défendre la presse

par Laurent Joffrin |  publié le 16/07/2023

Les attaques contre le ministre de l’Éducation posent la question essentielle du pluralisme et de l’indépendance des rédactions

Pap Ndiaye à l'assemblée nationale- Photo Alain JOCARD / AFP

Emmanuel Macron a fini par se porter – mollement au secours de son ministre de l’Éducation. Il était temps. Les autres ministres, silencieux et trop politiques, ont ignoré cet intellectuel qui n’appartient pas vraiment à leur caste. Pour avoir osé déclarer que le groupe Bolloré imprimait aux médias qu’il contrôle une ligne proche de l’extrême-droite, ce qui revient à dire qu’il fait jour à midi, Pap Ndiaye est l’objet d’une cabale émaillée d’attaques personnelles qui ne fait que confirmer son diagnostic.

Laquelle cabale avait, de toute manière, commencé dès sa nomination… « Wokiste », « laxiste », « déconstructeur » Pap Ndiaye a été dénigré à droite et à l’extrême-droite avant même de mette un pied rue de Grenelle. Pourtant son action et son verbe ne sont ni « wokistes » ni « laxistes ». Au contraire, il ne cesse de faire l’éloge de la République, de promouvoir la laïcité et même de défendre l’orthographe classique (comme on le fait souvent dans Le Figaro).

Quant à sa volonté de « rétablir le mois de juin », aujourd’hui effacé par les modalités du bac, elle procède surtout d’un solide bon sens. Rien n’y fait : comme il est spécialiste des discriminations, notamment aux États-Unis, on lui a collé une étiquette « woke » que rien ne justifie.

Mais cette polémique a surtout posé un problème de principe qui va au-delà des questions d’orientation politique : quel équilibre instaurer dans les journaux – et les médias en général – entre le pouvoir des actionnaires et celui des rédactions ? En nommant à la tête du JDD un directeur de la rédaction aux convictions très différentes de la ligne traditionnelle de ce journal, Arnaud Lagardère, propriétaire en titre, mais agissant manifestement avec l’accord – ou sur la demande – de Vincent Bolloré, a illustré avec éclat la question.


Elle vaut pour le JDD face à Geoffroy Lejeune, comme elle vaudrait pour n’importe quel journal à qui ses acquéreurs imposeraient à la hussarde une ligne politique radicalement modifiée.

Personne ne conteste le droit d’expression des différents courants de l’arc politique. Chacun est libre de fonder son propre média où il peut s’exprimer comme bon lui semble. Ce droit doit-il s’étendre sans restriction aux journaux existants, dont le contenu serait défini sans tenir le moindre compte de leur identité, ni de l’opinion de leur rédaction ?

Si un nouveau propriétaire du Figaro voulait en faire un organe de gauche, la rédaction du journal devrait-elle l’accepter sans broncher ? Ou bien faut-il fournir aux communautés de journalistes un droit de regard sur leur propre travail et sur l’orientation générale du média qui les a embauchés ?

Juridiquement, ce droit de regard n’existe pas : le patron d’une entreprise choisit souverainement les principaux cadres chargés de la faire fonctionner. Les journaux étant des entreprises, ils sont soumis à cette règle du droit des affaires.

Les journalistes n’ont d’autre moyen de défense légal que de faire jouer la « clause de conscience » qui leur permet de percevoir des indemnités de licenciement s’ils quittent volontairement un organe d’information dont ils jugent la ligne altérée par une nouvelle direction de la rédaction, ou bien la « clause de cession » s’ils ne souhaitent pas travailler sous les ordres des nouveaux propriétaires. En un mot, la loi leur permet de partir dans des conditions financières améliorées.

Utiles, ces règles restent insuffisantes. Le pouvoir sans partage des propriétaires donne aux forces de l’argent un avantage dangereux dans un secteur fragile, où les journaux ont besoin d’apports extérieurs pour survivre et se développer.

C’est la raison pour laquelle plusieurs grands journaux – Le Monde, La Croix, Libération, l’Obs… – ont consacré le contre-pouvoir rédactionnel des communautés de journalistes sous la forme d’un droit de veto sur la nomination du directeur de la rédaction. C’est la réforme que l’offensive Bolloré rend urgente : officialiser ce contre-pouvoir dans la loi.

Pour cette raison, le combat des journalistes du JDD dépasse de loin la simple polémique sur l’influence médiatique de l’extrême-droite. Il s’agit surtout d’indépendance et de pluralisme. Le JDD détient un quasi-monopole sur la presse écrite nationale le dimanche (avec Le Parisien).

Pour cette raison, le groupe Lagardère avait accepté, jusqu’à maintenant, de conférer au journal une orientation ouverte, plutôt à droite, mais soucieuse d’information autant que possible impartiale dans ses articles et de modération dans ses éditoriaux. Tradition sage que la nomination de Geoffroy Lejeune, militant d’un courant radical, remet en question.

Sensible à ce problème, Emmanuel Macron a prévu des « états généraux de l’information », destiné à débattre de l’indépendance et du pluralisme des médias. Mais il s’agit pour l’instant d’un simple forum chargé de formuler des propositions. Il revient au gouvernement de mettre en œuvre la réforme nécessaire.

Ainsi le combat pour l’indépendance doit se fixer deux objectifs : résister à la prise d’assaut du JDD ; changer la loi pour consacrer juridiquement le contre-pouvoir journalistique.

Laurent Joffrin