Depardieu : l’homme et l’artiste
Pétition et contre-pétition autour de l’acteur : légitime débat public. Mais on lit aussi dans ces textes des choses inquiétantes.
Quelle débandade ! Plusieurs signataires de la pétition de soutien à Gérard Depardieu – et non des moindres, publiée par Le Figaro – ont changé d’avis et retiré leur accord. Les uns se sont aperçu, un peu tard, que le texte défendait la présomption d’innocence de telle manière que leur plaidoyer sonnait comme une présomption de mensonge pour les femmes qui accusent l’acteur. Les autres ont appris que le comédien à l’origine de l’appel fricote avec l’extrême-droite, ce qui donne à leur démarche une connotation politique fort gênante. Et surtout, un contre-appel soutenant les plaignantes a recueilli plus de 8000 signatures dans les milieux artistiques, si bien qu’au bout du compte, l’initiative destinée à défendre Depardieu se retourne brutalement contre lui…
On a déjà dit ici le mal qu’on pensait du comportement de l’acteur, attesté par un reportage de France 2. Pourtant, une phrase de ce contre-appel tire l’œil, avancée comme une évidence : elle stigmatise, sans en dire plus, l’argument supposé des défenseurs de Depardieu, selon lequel « il faut séparer l’homme de l’œuvre », qualifié sans autre forme de procès de « pathétique ». Étrange évidence. Ainsi il ne faudrait en rien distinguer le comportement privé d’un créateur de sa production artistique. Qu’entend-on par là ? Des choses inquiétantes, à vrai dire.
En bonne logique, si la distinction critiquée est « pathétique », cela implique-t-il qu’on doive, par construction, confondre l’homme et l’artiste ? Et donc réévaluer le jugement qu’on porte sur les films de Depardieu à la lumière de ses agissements privés ? Voilà qui nous entraîne très loin. Va-t-on déconseiller au public de voir Le Dernier métro de François Truffaut, Danton d’Andrej Vajda, Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau, Hélas pour moi de Jean-Luc Godard, Illusions perdues de Xavier Giannoli, ou Mission Cléopâtre d’Alain Chabat, tous films où Depardieu tient des rôles essentiels ? Voire les boycotter ? Rien de théorique dans cette hypothèse : la télé publique suisse vient de déprogrammer jusqu’à nouvel ordre les longs métrages dont Depardieu est la vedette.
Va-t-on, sur cette lancée, réexaminer la diffusion de nombre de films produit par Hollywood, quand on connaît les intempérances, les actes délictueux ou les comportements sexistes de nombre d’acteurs de ce milieu où le féminisme, c’est le moins qu’on puisse, dire, a pénétré fort tardivement ? Et si l’on étend ces révisions à la littérature, combien d’écrivains du passé seront soudain mis à l’index pour leurs opinions ou leurs actes, aujourd’hui condamnables ? Balzac avait des préjugés antisémites, Flaubert a approuvé l’écrasement de la Commune, quant à Victor Hugo, son comportement avec les femmes serait aujourd’hui fort mal jugé… Drôle de monde, tout de même, où la censure rétroactive deviendrait la norme…
Remarquons enfin que le texte du premier appel, qui a motivé le deuxième, confond précisément l’homme et l’artiste en affirmant de manière ridicule que « lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque. » Comme quoi l’argument est à double tranchant. Plutôt que de soumettre la culture (et pas seulement les créateurs dans leur vie d’homme ou de femme) à des mots d’ordre moraux, mieux vaut s’en tenir à la conception des auteurs d’une troisième pétition, beaucoup plus sensée, lancée en soutien aux victimes de l’acteur : « personne ne veut effacer l’artiste, disent-ils. Mais le talent de Gérard Depardieu n’autorise pas l’indignité de ses comportements. Il n’est pas question de sa filmographie, le sujet est celui des violences sexistes et sexuelles dont il est l’auteur (…) Il faut bien admettre qu’on peut être traversé par la grâce devant la caméra, et se conduire dans la vie en prédateur dangereux. » Il s’agit donc bien, pour ces contempteurs de Depardieu, de séparer l’homme de l’artiste. Heureux rappel aux principes…